Si vous tenez cette revue entre vos mains, sans doute êtes-vous en faveur d’un salaire pour le travail que font les étudiant.es pendant leurs stages obligatoires. Après tout, c’est la forme la plus évidente de travail étudiant, et les CUTE ont beaucoup mobilisé sur cet enjeu l’an dernier. Mais si la valeur des stages non rémunérés est claire pour la population étudiante comme pour les employeurs et les cadres qui en profitent encore impunément, pourquoi d’autres formes de travail étudiant ne seraient-elles pas rémunérées? Et plus largement, pourquoi l’élite économique et politique a-t-elle intérêt à ce que les étudiant.es se perçoivent comme une masse d’assisté.es plutôt que comme des prolétaires?
Les militant.es des CUTE ont déjà abordé ces questions, plus ou moins en détail, dans différents textes[1]. À propos de la valeur réelle de la production étudiante, au-delà de la seule accessibilité aux études, une injustice majeure persiste: la distinction entre diplômé.e et étudiant.e ne tient finalement qu’à quelques épreuves et à une certification institutionnelle. C’est là une reconnaissance bien maigre et tardive pour une masse de travail qui serait rémunérée si pratiquée en d’autres circonstances, et que les perspectives atrophiées d’ascension sociale rendent de moins en moins intéressante. Dès qu’on commence à considérer la condition étudiante telle qu’elle est, soit parsemée de misère, d’exploitation et d’invisibilisation – quand elle n’est pas aveuglément humiliante à divers degrés comme c’est le cas pour le critère de “bonne entente familiale” de l’AFE ou lors d’un retour aux études -, on ne peut qu’en être dégoûté.e.
Toujours au service de la classe dominante
Comme auparavant lorsqu’elle était contrôlée par l’Église, l’école contemporaine cherche à nous faire gagner en valeur en tant que “ressource humaine”, y compris en nous inculquant un “savoir-être” adapté au monde de merde où nous vivons. Une des structures mentales de base que l’on nous apprend à cette fin est la division des activités entre ce qu’on appelle la production (ex. vos jobs officielles), reconnue comme travail, et la reproduction (ex. étudier, s’occuper des membres de notre famille, faire le ménage, soit vos jobs officieuses), qui ne serait pas du vrai travail. Pourtant, comme nous le rappelait Silvia Federici lors de sa conférence à Montréal en mai dernier[2], il s’agit là d’une dichotomie arbitraire reposant sur une vision sexiste et âgiste du monde, selon laquelle il est encore acceptable aujourd’hui de traiter les étudiant.es et ménagères en parfait.es subalternes: on t’offre la base matérielle pour survivre, maintenant remplis ton devoir et ferme ta gueule.
Malgré cette horreur, l’institution scolaire est toujours considérée par plusieurs comme une citadelle de la Vertu aujourd’hui assiégée, voire l’ennemi mortel de l’ordre capitaliste. Cela ne saurait prendre en compte que depuis plus d’un siècle, une des compétences-clés que l’école cherche à développer, du primaire à l’université, est de vendre sa force de travail sans anicroche: “[…] what good to capital is an engineer who speaks Chinese and can solve differential equations if he never shows up for work?”[3]. L’acquisition de cette compétence est particulièrement importante dès le départ chez les enfants, premiers au front devant un système disciplinaire puissant conçu par des chercheurs qui, en bons scientistes, sont plus soucieux d’efficacité pédagogique que des conséquences sociopolitiques de leurs “avancées”.
Le système scolaire, ici comme ailleurs, est aussi un renforçateur puissant de la division du monde en zones centrales et périphériques et de la valeur inégale assignée aux gens qui s’y trouvent et à leurs activités. Depuis quelque temps déjà, les emplois des industries liées aux savoirs et aux technologies avancées sont les plus rentables et attractifs. Or ceux-ci, comme les institutions scolaires qu’ils nécessitent, sont fortement concentrés dans les pays du “Nord” global. Au “Sud”, c’est l’exode vers les pays plus riches de “cerveaux” issus dans la plupart des cas de l’élite locale qui seule a accès à une éducation de pointe là-bas. Du fait de la concentration de “l’économie du savoir” en milieu urbain et de l’urbanisation générale du monde, même les zones rurales d’ici sont désertées de leurs jeunes et moins jeunes cherchant de nouvelles opportunités. Ces dynamiques colonialistes internes et externes constituent l’un des plus importants moteurs de la considération différenciée des peuples de par le monde aujourd’hui, et donc du racisme et de la xénophobie, comme ici contre les Autochtones ou au Moyen-Orient contre les Palestinien.nes (voir encadré).
Et une des plus grandes contradictions de cet ensemble se vautre dans les finalités mêmes du travail étudiant. En ce sens, un.e étudiant.e critique, peu importe le niveau d’étude, aura tôt fait de constater que sa (re)production n’est pas orientée vers des fins vertueuses ou même utiles, et qu’on se fout bien de savoir ce qu’elle ou il pense de son travail… et même du travail lui-même, une fois noté. Toujours la même histoire qui se terminera avec une note plus ou moins bonne, peut-être une bourse et, plus rarement, un CV enviable. Bien sûr, la valorisation que l’étudiant.e recevra sera proportionnelle à son statut de classe, l’étudiant.e marchant dans les traces de la classe dominante étant de facto plus “important.e” et ayant ainsi un chemin plus facile; il ou elle peut se permettre des stages non rémunérés, par exemple. Cela dit, même cette personne occupe un rang inférieur au reste des membres dits “productifs” de la société: celui d’assisté.e. Dans tous les cas, même plus souvent qu’autrement lorsqu’il ou elle se considère contestataire, l’étudiant.e ne change pas l’monde, mais le reconduit.
Devoirs et responsabilités
Nous sommes de celles et ceux qui croient que de (re)commencer à considérer les études comme un travail et donc à reconnaître les étudiant.es comme travailleuses et travailleurs constitue la première étape d’un mouvement étudiant cherchant à renverser l’ordre actuel de la société. Les défis restent grands: hormis la question d’un salaire pour étudier, il y a l’impératif de revaloriser et se réapproprier le travail étudiant (et à contrôler ce processus)[4]. Comprenons-nous bien: cette lutte est nécessaire pour gagner le contrôle des étudiant.es sur leur production, et ce contrôle est nécessaire à la transformation radicale de l’école, que ce soit pour la rendre réellement utile ou réellement accessible.
Au-delà des seuls enjeux de classe, les démarches de (re)visibilisation et de valorisation du travail étudiant se veulent aussi une contribution à la lutte internationale des femmes et des personnes racisées, non seulement en termes exemplaires mais aussi dans la mesure où des gains quant à nos revendications leur profiteraient d’abord. Par ailleurs, les CUTE travaillent déjà à réseauter des militant.es et des organisations de par le monde qui sont intéressé.es aux mêmes enjeux afin de pouvoir faire preuve lorsqu’il le faut de solidarité internationale concrète, y compris en contribuant à la réhabilitation des grèves politiques internationales comme moyen d’action.
À partir du moment où l’ensemble de ces processus politiques sera bien entamé, il sera concrètement possible pour les étudiant.es d’envisager des changements structurels majeurs pour la société. L’autogestion, au contraire du mauvais rêve actuel, serait de plus en plus matériellement possible dans un contexte d’empowerment général, incluant le contrôle de la production étudiante. Il s’agirait d’abord d’une lutte pour libérer le potentiel étudiant des mains de la bourgeoisie mais aussi des décrets de l’État, au final la plus grosse institution bourgeoise qui soit. La complexité de la tâche ne doit pas être sous-estimée; en venir à bout demandera préparation, réseautage, compromis, résilience et beaucoup de travail. Pluralité, intersectionnalité et solidarité y seront de mise comme il se doit. Mener ainsi la lutte avec rigueur et dignité aura par ailleurs tôt fait de nous positionner en ennemi.es de nos supposés allié.es du régime syndical actuel. Celui-ci ne défend concrètement ni l’empowerment prolétarien ni celui des étudiant.es, servant au contraire de force d’inertie et de nuisance comme on a pu le constater au fil de ses dernières décennies de défaites. Il nous faudra bien un jour s’en débarrasser aussi, pour que devienne possible une véritable solidarité directe d’envergure.
Y travailler ensemble
Au-delà du salaire et de la reconnaissance qui vient avec, c’est de la valeur que peuvent tirer les étudiant.es de leur travail dont il est question au bout du compte. Si aujourd’hui la valorisation des études se trouve essentiellement dans le fait de rejoindre “la force productive” de la société et d’accéder au statut permanent de prolétaire moins exploité, il est plus que jamais nécessaire de rappeler qu’à la base, c’est la condition actuelle d’étudiant.e assisté.e qui est inacceptable et que celle-ci est directement responsable du statut lamentable dont jouissent les étudiant.es aujourd’hui. Si accepter cette condition sans broncher est jouer le jeu de la bourgeoisie, s’organiser pour éventuellement dépasser l’école telle qu’on la connaît partout dans le monde, constitue sans doute une contribution nécessaire au combat révolutionnaire contemporain. Pour le mouvement étudiant, les façons d’orienter une telle valorisation font encore débat et méritent plus amples réflexions (voir bibliographie); comme tant d’autres tâches liées à la campagne des CUTE, la contribution de tou.tes à cette fin sera la bienvenue.
Occupation étudiante: le cas palestinien
La population palestinienne subit une colonisation brutale et exhaustive de la part de l’État d’Israël depuis maintenant des décennies, et cela se répercute aussi au niveau éducatif. On dénombre à Gaza et en Cisjordanie environ une douzaine d’universités ainsi qu’une trentaine de collèges et autres académies – en excluant les trois établissements postsecondaires agréés uniquement pour colons juifs et citoyens israéliens qui s’y trouvent… Étudier en Palestine s’apparente à une cruelle course à obstacles: retards répétés dus aux nombreux contrôles, annulations arbitraires et à la dernière minute de cours voire de semestres complets, contenu dégradant en classe, descentes de l’armée sur les campus, etc. Pas étonnant dans les circonstances que les cours en ligne gagnent en popularité et que les charges scolaires soient amoindries[5], mais cela ne règle en rien les problèmes de fond que vivent spécifiquement les Palestien.nes aux études, en plus de ceux qui affligent la population étudiante générale de par le monde.
Au niveau international, l’initiative de solidarité la plus connue envers les étudiant.es palestien.nes est le volet académique de la campagne BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions) plus générale. Elle consiste à étendre le boycott des institutions académiques israéliennes – et non des professeur.es qui s’y trouvent, une nuance importante – et de leurs activités officielles afin de réduire au minimum leurs possibilités de collaboration au sein du réseau universitaire international et, ce faisant, d’affaiblir leurs capacités à renforcer l’apartheid israélien.[6] Cette campagne en appelle également au support direct des institutions académiques palestiennes, via du financement ou des campagnes de solidarité.
Il va sans dire que cette campagne est pertinente, mais force est d’admettre qu’un simple boycott ne suffira certainement pas à améliorer le sort des étudiant.es, professeur.es et autres employé.es concerné.es. En complément et solidairement avec ce boycott, une avenue qui nous paraît intéressante est de chercher à valoriser le travail étudiant et professoral palestinien (et autres populations sous occupation, y compris les Autochtones d’Amérique du Nord), et dans une moindre mesure de soutenir les individus et organisations académiques de gauche critique en Israël qui sont à même de mettre des bâtons dans les roues de leur propre État colonial. Voilà un projet où nous pourrions mener de premières expériences de valorisation du travail étudiant tout en faisant preuve de solidarité anticolonialiste tangible.
François Bélanger et Félix Dumas-Lavoie
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Aussi sur la valorisation de la production étudiante
- Marc Bousquet, “The Productive Student”: http://www.emory.edu/ACAD_EXCHANGE/issues/2013/spring/stories/bousquet/index.html
- John Merrow, “What Happens in Great Schools”: http://takingnote.learningmatters.tv/?p=7311
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Cet article a été publié dans le numéro de l’automne 2017 du CUTE Magazine.
Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.
Pour une perspective générale sur la question: https://dissident.es/sur-le-travail-etudiant-et-sa-valeur/ ; pour une mise en relation avec les prêts et bourses et le revenu minimum garanti: https://dissident.es/la-bourse-ou-la-vie/ ↩︎
Pour revoir cette conférence: https://www.youtube.com/watch?v=HZBgbXzR_sY ↩︎
“À quoi bon pour le capital un ingénieur qui parle chinois et qui peut résoudre des équations différentielles, s’il ne se présente pas au travail?” The Wages for Students Students, Wages for Students (1975). Voir l’article à ce sujet dans la présente parution pour plus d’information. ↩︎
L’article suivant de Jim Davies, de l’Université Carleton à Ottawa, aborde certaines méthodes possibles de valorisation du travail étudiant: http://nautil.us/blog/education-is-a-waste-of-effortbut-it-doesnt-have-to-be ↩︎
Pour un témoignage à cet effet, voir: https://theconversation.com/education-under-occupation-everyday-disruption-at-a-palestinian-university-49035 ↩︎
Pour plus d’information, voir le site officiel: https://bdsmovement.net/pacbi ↩︎