DÉCENTRALISATION ET AUTONOMIE RÉGIONALE
La grève des stages a pris fin le 12 avril 2019, lorsque les étudiantes en éducation de l’UQO à Saint-Jérôme ont voté à majorité contre sa reconduction. Elle aura duré quatre semaines dans ce campus satellite des Laurentides, deux à trois semaines de plus que dans la plupart des universités et cégeps, même parmi les bastions les plus militants comme l’UQAM et le Cégep du Vieux Montréal. Des semaines de débrayage en autonomie locale et régionale, sans légitimation par une association étudiante départementale ou modulaire – il n’y en avait pas – ni soumission à un momentum dit « national » – il n’y en avait plus ! Une lecture de l’histoire du mouvement pourrait y voir un fait anodin ou un retournement insolite. Pourtant, si on lâche Montréal « deux minutes » pour parler d’« une ville bien ordinaire » comme Saint-Jérôme, à l’instar de Ducharme et Charlebois, on peut y voir l’expression de la décentralisation et de l’autonomie régionale dans l’organisation de cette lutte. Un bilan.
Un mouvement sens dessus dessous
La campagne pour la rémunération des stages a été marquée par une décentralisation sans précédent dans le mouvement étudiant. Elle a mis de l’avant l’autonomie des réseaux militants dans chaque région où l’on s’organisait. Cette autonomie a été incarnée par des structures où les pouvoirs de décision se sont concentrés dans des comités autonomes locaux et où les pouvoirs de coordination ont été négociés au palier régional. Le tout dans une tentative de renverser le rapport de domination du centre métropolitain sur les villes périphériques en supprimant toute forme de palier décisionnel à l’échelle nationale.
Plusieurs parmi celles et ceux à avoir posé les jalons de cette campagne avaient auparavant participé activement à des luttes étudiantes[1] à Gatineau et Sherbrooke ou s’y impliquaient toujours, et questionnaient sévèrement la centralisation des pouvoirs entre les mains d’une clique montréalaise. D’autres avaient le souci d’inscrire le mouvement dans une critique du nationalisme et du colonialisme, telle qu’elle se développe au sein de la gauche étudiante et féministe depuis plusieurs années. Il faut aussi dire que la campagne est née dans un contexte où un débat sur la centralisation et le « montréalocentrisme » faisait rage à l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ)[2]. S’y opposaient deux tendances : l’une qui voulait s’attaquer aux disparités régionales en concentrant davantage de ressources au palier national pour mieux les répartir entre les associations de campus des autres régions[3] ; et l’autre, qui proposait, au contraire, de réduire au maximum le palier national et de renforcer les conseils régionaux pour assurer une plus grande autonomie vis-à-vis de la métropole et de l’exécutif national[4].
Suite à la mise en place des premiers comités autonomes (CUTE et CRIS)[5], dont le potentiel de mobilisation sur les campus semblait avoir plafonné après une année de campagne, des structures ont été imaginées dans une perspective d’élargissement et de coordination entre les campus. L’objectif était notamment d’intégrer au mouvement des exécutifs d’associations étudiantes et de syndicats, des comités de mobilisation, des comités féministes, des comités de parents étudiants et des groupes politiques et communautaires. Sont ainsi nées, l’une après l’autre, les coalitions régionales de Montréal, de Sherbrooke, de l’Outaouais, de Québec et des Laurentides. Si la structure différait quelque peu d’une région à l’autre, le principe était essentiellement le même : des militant.e.s de différents campus collégiaux et universitaires impliqué.e.s dans des comités et des associations étudiantes s’y rencontraient pour coordonner l’organisation de la grève des stages dans leur région. L’objectif était de favoriser la prise en charge de toutes les dimensions de l’organisation de la campagne par l’ensemble des militant.e.s, peu importe la région où iels se trouvaient.
Mais l’élément le plus marquant de ces structures est qu’elles n’étaient dotées d’aucun palier national : une tentative de défier le réflexe nationaliste dans l’organisation des mouvements sociaux. D’une part, on expérimentait une organisation qui ne prenait pas la nation québécoise comme communauté politique de référence, préférant structurer le mouvement des stagiaires sur les liens de communauté entretenus entre militant.e.s d’un même coin. Ce pari s’est doublé de tentatives de faire déborder le mouvement à l’extérieur des frontières québécoises, à New York, au Michigan, en Ontario et au Nouveau-Brunswick, où des militant.e.s de l’Université de Moncton ont même organisé une manifestation dans le cadre du Global Interns Day, en novembre 2017. Cette critique effective du nationalisme semblait nécessaire pour inscrire le mouvement dans une perspective révolutionnaire, de manière à incarner le « refus politique de se faire peuple »[6]. D’autre part, la multiplication des pôles de coordination au sein de ces différentes structures rendait à peu près impossible la prise de contrôle sur l’ensemble du mouvement par quiconque s’y aventurait, ce qui rendait, par le fait même, beaucoup plus difficile la centralisation des pouvoirs à Montréal et, surtout, la mise des autres régions à la remorque du centre métropolitain. Parce que ce qu’il y a d’encombrant avec le national, c’est que c’est toujours le national de Montréal.
Saint-Jérôme ne s’est pas faite en un jour
On ne renverse bien sûr pas des rapports de domination simplement en inventant de nouvelles structures. Le maintien des disparités régionales au niveau des ressources et des effectifs militants reposent sur des leviers qui ne sont pas entre les mains du mouvement : l’ensemble du territoire est organisé de manière à ce que Montréal demeure la métropole[7]. Cela a notamment des répercussions migratoires sur les militant.e.s parmi les plus motivé.e.s, qui passent d’un cégep ou d’une université de région à une université montréalaise en cours de campagne, comme ça été le cas de quelques-un.e.s qui avaient mis sur pied les coalitions outaouaise et sherbrookoise.
La métropole concentre également la plupart des réseaux militants, qui donnent un accès direct à des informations privilégiées, trop souvent privatisées, particulièrement en ce qui concerne les conflits entre tendances politiques et la mémoire militante. On y accède dans les bars, lors des nombreux ateliers et conférences, via la documentation, bien que rare, disponible dans les espaces radicaux et associatifs ainsi que dans les bureaux d’associations étudiantes « nationales ». Ces différents éléments rendent beaucoup plus aisées la formulation de propositions et la rédaction d’analyses et de théories pour les militant.e.s de Montréal, d’autant plus que ces initiatives sont stimulées par une dialectique avec d’autres initiatives politiques, ce qui crée un désir de critique, d’opposition, de complémentarité ou de dépassement. La charge logistique pour l’organisation de rencontres et d’activités peut potentiellement être mieux répartie et donc moins épuisante lorsque les réseaux sont plus populeux et que les moyens de transport sont plus accessibles, comme c’est le cas sur l’Île. Par contre, quand on débarque à Montréal à partir d’une autre région, un désenchantement s'opère plutôt rapidement vis-à-vis des milieux radicaux et de la gauche en général, qui semblaient si différents du quotidien régional, mais n’ont en fin de compte rien de bien enchanteur. Bien que ce phénomène soit un peu décourageant, il est surtout décomplexant pour celles et ceux qui en prennent conscience et qui souhaitent s’organiser.
Il va donc sans dire que les militant.e.s de la métropole ont eu une grande responsabilité dans cette tentative pratique d’inverser le « montréalocentrisme ». Pour partager au maximum l’information et les savoirs et donner de l’aide à la mobilisation, la Coalition montréalaise a mis sur pied un comité destiné à organiser des tournées de formation pour partager ses ressources dans le but d’élargir et de consolider la grève sur les campus des différentes régions. Plutôt que d'organiser un camp de formation national par session, des ateliers ont ainsi été donnés à Gatineau, Sherbrooke, Victoriaville, Laval, Québec, Rimouski et Saint-Jérôme (sweet home !). On privilégiait souvent la collaboration dans la préparation des ateliers pour autonomiser les milieux quant à l’organisation de la lutte. Ce travail collaboratif entre les régions a eu un effet visible sur l'articulation d'analyses originales entre militant.e.s concernant l’exploitation des stagiaires et le salaire étudiant, ce qui s’est notamment manifesté lors des journées de formation et des rencontres entre régions, alors que tou.te.s articulaient particulièrement bien les analyses et contribuaient à les approfondir.
On n’a évidemment pas anéanti la disparité entre les campus avec une tournée d’ateliers et des échanges de ressources, mais certainement plus qu’en laissant le tout entre les mains d’un palier national. On a fait le pari qu’en privilégiant une décentralisation radicale, on verrait émerger des décisions stratégiques qui n’auraient probablement jamais franchies le cap d’une instance nationale, voire qui n’aurait peut-être pas même été formulées.
D’ailleurs, quelques mois après la mise sur pieds des coalitions régionales, on a commencé à en percevoir les effets. La Coalition outaouaise a ainsi émis à l’automne un communiqué indiquant que la lutte pour la rémunération des stages ferait fi des résultats électoraux et tiendrait coûte que coûte la grève en novembre, quel que soit le gouvernement au pouvoir[8]. Elle a également appelé à une journée de grève le 20 février 2019, conjointement avec la mobilisation des organismes communautaires réclamant un meilleur financement, pour créer des ponts entre les luttes. Ce mot d’ordre a été repris à Sherbrooke et à Montréal. La Coalition de Québec a, quant à elle, lancé un appel à tenir des journées de grève flottantes dans les campus de la capitale nationale, ce qui a été tenté dans les assemblées d’associations étudiantes de l’Université Laval et du Cégep de Limoilou. La Coalition laurentienne a, pour sa part, joué un rôle clé dans le maintien de la grève au campus de l’UQO à Saint-Jérôme. Étant donné que l’exécutif de l’Association générale étudiante du Centre universitaire des Laurentides (AGECEUL) demeurait passif quant à la mobilisation et ne prenait aucune initiative quant à la convocation des AG de grève, la coalition a constitué un espace d’organisation où les efforts militants de l’Association des étudiantes et des étudiants du Collège Lionel-Groulx (AGEECLG), du CUTE CLG et du CUTE UQO-Saint-Jérôme ont été mis en commun, même après que la grève ait été battue en assemblée générale au cégep. La coalition régionale a ainsi servi à renforcer le petit noyau des militantes de l’UQO-Saint-Jérôme, qui se sentaient isolées et moins bien outillées, notamment en raison de l’absence d’une culture militante sur leur campus. Il importe également de préciser que la proximité géographique avec la métropole a facilité les contacts directs et l’entraide, mais à un degré somme toute limité. Ainsi, même si la grève a peu levé au cégep, les efforts de coordination régionale n’ont pas pour autant été perdus.
La manie des grosses manifs
Bien sûr les relations n’ont pas été aussi harmonieuses dans toutes les coalitions ni entre ces dernières. Il y a eu à quelques reprises des désaccords entre tendances politiques quant à la stratégie de grève générale illimitée (GGI), notamment en Outaouais et à Montréal, mais généralement rien qui n’a empêché la poursuite du mouvement. Le plus gros des tensions s’est exprimé autour de l’organisation de manifestations et ce, dès la toute première journée de grève pour la rémunération des stages, tenue le 16 février 2017. L’appel à une manifestation à Québec, en marge du Rendez-vous national sur la main-d’oeuvre, avait provoqué d’importantes tensions entre les militant.e.s des CUTE et celles et ceux du Front régional de l’ASSÉ à Québec (FRAQ)[9].
Cette expérience a poussé plusieurs militantes des CUTE de Montréal à privilégier dorénavant des manifs régionales et des actions locales sur les campus, d’une part parce que l’organisation et la coordination d’une manifestation nationale était une tâche lourde pour la poignée de militantes qui portaient la campagne à bout de bras ; d’autre part pour favoriser la participation d’un plus grand nombre de personnes aux manifestations. Un constat semblable a été formulé deux mois plus tard par les militant.e.s du CUTE du Cégep de Sherbrooke concernant le poids qu’a représenté l’organisation d’une manifestation nationale de l’ASSÉ dans leur ville[10]. Cette position ne faisait évidemment pas l’affaire de tout le monde. En Outaouais, par exemple, des militant.e.s du CRIS-UQO trouvaient démobilisant de se trouver un petit nombre isolé en grève à Gatineau, préférant se joindre au rassemblement devant le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale à Montréal lors de la journée internationale des stagiaires, le 10 novembre 2017.
L’année suivante, dans le cadre de la Global intern strike du 20 février 2018, on a tout de même tenté le coup des actions décentralisées sur les campus. L’idée était qu’en préparation de la grève des stages à venir, il importait de développer des savoir-faire en organisation dans les différentes régions et sur les campus où s’organisait la campagne. Le résultat a été impressionnant : des actions et piquets de grève sur plusieurs campus, dans six régions, et des militant.e.s qui prennent la rue à Gatineau, Montréal et même à Trois-Rivières. Voyant que ça grouillait un peu partout, il est probable que cette stratégie ait convaincu le gouvernement d’octroyer, dans les semaines qui ont suivi, des bourses pour le stage final en enseignement, dans le but d’atténuer la mobilisation.
Mais les tensions autour des manifs sont revenues de plus belle l’année suivante, à la Coalition montréalaise, cette fois. Dans la préparation de la semaine de grève de novembre, des militant.e.s proches des associations étudiantes du Cégep de Saint-Laurent, du Cégep du Vieux Montréal et de la Faculté d’éducation de l’UQAM désiraient organiser une manifestation nationale à Montréal lors de la journée du 21 novembre 2018, avançant qu’il s’agissait d’une étape nécessaire pour que le mouvement prenne de l’ampleur, notamment en étant couvert par les médias nationaux. La proposition n’a pas fait l’unanimité : des militant.e.s du CUTE UQAM ont réitéré qu’il était préférable de privilégier des actions locales pour maximiser la participation et assurer la prise en charge de l’organisation par les comités locaux, en prévision de la GGI à l’hiver suivant. Bien qu’une décision collective en défaveur d’une manifestation nationale ait été prise, les militant.e.s de l’ADEESE-UQAM ont décidé d’en faire fi et d’appeler tout de même à une manifestation à Montréal le 21 novembre.
La participation à la semaine de grève a été beaucoup plus nombreuse que prévue : environ 60 000 étudiant.e.s en grève et des milliers de personnes qui prennent la rue à Gatineau, Rimouski, Sherbrooke et Québec, en plus de la manifestation de Montréal. Tout comme à l’hiver précédent, le caractère décentralisé de la lutte des stagiaires est bien visible. Dès le vendredi précédent, les médias régionaux et nationaux couvrent amplement le mouvement, mais les tensions demeurent. À quoi sert de discuter pendant des heures en réunion si des personnes présentes font à leur tête par la suite ? Que ce soit volontaire ou non, l’appel à une manif vaguement nationale a contribué à délégitimer les coalitions régionales comme espaces d’organisation.
La même tension a refait surface à deux reprises durant l’hiver, à l’aube de la grève générale, cette fois avec comme protagonistes des militant.e.s de Québec. D’abord, l’ASSÉ qui, depuis le début de la campagne, n’a jamais utilisé ses effectifs pour élargir la lutte, appelle à une manifestation nationale pour la rémunération des stages à Québec le 21 mars. Cet appel est par la suite adopté par la Coalition de Québec. Dans les faits, même l’ASSÉ ne mobilise personne à l’extérieur de la capitale nationale et n’envoie aucun autobus. Les autres coalitions régionales ne mobilisent personne non plus pour cette manifestation, préférant organiser des manifestations à Gatineau et Montréal afin de maximiser la participation. Une manif a quand même lieu à Québec et, même si elle n’est pas spectaculaire en nombre, a le mérite d’être entièrement organisée et mobilisée par les militant.e.s de la capitale. Une situation similaire se produit le 15 mars alors que des militant.e.s de la Coalition de Québec s’attendent à ce qu’une manif soit organisée par des militant.e.s de Montréal lors d’une rencontre avec le ministre de l’Éducation. Il s’agissait encore une fois d’une expression de la tension entre la volonté d’un mouvement décentralisé qui s’autonomise et celle de la projection d’un gros mouvement où Montréal envoie ses effectifs dans une autre région.
La tentation du national
L’expression d’une résistance nationaliste à l’élan de décentralisation incarnée par les coalitions régionales a également pris d’autres formes. Plus politiques, elles concernaient directement la mise en place d’une instance nationale. Si l’on prend en compte le rôle prépondérant accordé aux fédérations nationales dans l’imaginaire du mouvement étudiant québécois, il était prévisible qu’il y ait des tentatives de faire bifurquer l’organisation de la campagne vers une structure nationale. Les tentatives de récupération de la campagne par l’ASSÉ ont d’ailleurs été nombreuses, alors même que la campagne pour la reconnaissance du travail étudiant et l’appel à la grève des stages n’ont jamais été adoptés en congrès. Du côté de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) et de l’Union étudiante du Québec (UEQ), la récupération a pris la forme d’une campagne « nationale » tardive de lobbyisme pour l’amélioration de la condition des stagiaires, qui s’écartait de toutes les dimensions progressistes et subversives de la campagne portée par les coalitions régionales[11].
Or, cette contre-attaque nationaliste ne s’est pas limitée aux bureaucraties étudiantes nationales : elle a également été défendue dans les espaces d’organisation par des militant.e.s près de l’ASSÉ et des conseils exécutifs d’associations étudiantes. C’est bien sûr à Montréal, mais aussi à Québec, que les critiques contre l’absence d’un palier national ont été les plus fortes. Elles ont été formulées bien après l’instauration du mode d’organisation décentralisé, au moment où un ultimatum au gouvernement était lancé. À l’approche du point culminant de la campagne, la grève générale, on vantait les avantages stratégiques de la coordination et des actions à l’échelle nationale : meilleure représentation médiatique et politique, élargissement dans un maximum de régions, légitimation du mouvement par la centralisation des ressources, de l’information et du pouvoir dans une structure de coordination nationale, etc. On se référait ainsi aux coalitions nationales passées, organisées par l’ANEEQ, le MDE et l’ASSÉ[12].
C’est la position que le conseil exécutif de l’Association facultaire étudiante des sciences humaines de l’UQAM (AFESH) défendait, quelques semaines avant la grève de l’automne 2018, par la proposition d’une structure de coordination nationale afin de mener à bon terme la lutte pour la rémunération de stages. Advenant son refus, ses représentant.e.s menaçaient de déserter la Coalition montréalaise et de créer un palier national avec d’autres associations étudiantes, hors des espaces d’organisation existants[13]. Peu de temps auparavant, une proposition portée par les exécutifs de l’AFESH-UQAM et de l’Association facultaire étudiante de science politique et droit (AFESPED) de l’UQAM avait été adoptée par la Coalition montréalaise. Cette résolution prévoyait la tenue d’une conférence de presse pour annoncer le lancement de l’ultimatum de grève au gouvernement, le 1er novembre. Les exécutifs de ces associations avaient interprété le mandat à l’effet qu’il s’agissait d’une conférence nationale et centralisée, ce qui a généré quelques protestations parmi les militant.e.s en Outaouais et à Québec à l’effet que la Coalition montréalaise voulait leur imposer un rythme qui ne convenait pas au niveau de mobilisation dans leurs régions, et ne reconnaissaient pas être lié.e.s par une décision prise à Montréal. Un réflexe nationaliste sans malice, mais très parlant sur la réalité structurelle du « montréalocentrisme » dans le mouvement étudiant.
En réponse à cette situation, le besoin de créer un canal de communication interrégional a été exprimé à la Coalition outaouaise. Une proposition adoptée à la Coalition montréalaise et à la Coalition sherbrookoise a été d’organiser des rencontres régulières entre des délégué.e.s de chacune des coalitions régionales et d’autres groupes qui ne sont pas organisés en coalition. Nommées l’Interrégionale, ces réunions devaient se tenir par vidéoconférence environ aux trois semaines pour échanger de l’information et du matériel produit pour la campagne, mais pas à des fins décisionnelles. Les coalitions régionales étaient aussi invitées à rendre disponibles aux autres leurs procès-verbaux et comptes-rendus[14].
Parallèlement, une discussion issue d’une journée de formation en août 2018 a mené à la création d’un comité de liaison – avec délégation rotative de chaque coalition régionale – dans le but de ne pas laisser les rencontres avec le ministère de l’éducation entre les mains des fédérations étudiantes – la FECQ et l’UEQ, principalement. Le mandat de ce Comité de liaison se limitait à recueillir de l’information et de la ramener dans les coalitions régionales. Dès le départ, la condition de la tenue des rencontres était la présence des délégations de toutes les régions afin qu’aucune ne soit laissée derrière. Une position claire contre les négociations avec le gouvernement était aussi prise. On considérait que ce dernier ferait des concessions à la hauteur de ce que la pression le contraindrait de faire et, qu’en ce sens, des négociations ne joueraient pas à notre avantage. Au contraire même, elles tendraient davantage à atténuer l’effet des revendications, ce qui a été confirmé par les gains de la grève : des bourses se rapprochant des revendications des fédérations étudiantes.
Il est intéressant de comparer la dynamique de l’Interrégionale et du Comité de liaison. Alors que le premier est issu d’un débat enflammé et souvent lourd sur la structure, il n’a pas particulièrement été investi par la suite. Les réunions Skype étaient difficiles à tenir et les personnes qui réclamaient un palier national n’y ont jamais participé. Le Comité de liaison a, quant à lui, été beaucoup plus investi, particulièrement par les exécutifs d’associations étudiantes locales impliqués dans les coalitions régionales. C’est le caractère prestigieux de la représentation auprès du ministère qui semblait attirant, et pas seulement pour les personnes qui y étaient déléguées. Il est arrivé à quelques reprises que la discussion en préparation d’une rencontre avec le ministère puisse occuper presque tout le temps disponible pour des rencontres de coalition et ce, dans toutes les régions organisées. Alors que tout le temps et les énergies étaient nécessaires pour que la grève passe et tienne, la tentation de « représenter » le mouvement et d’en prendre la direction était manifeste dans les espaces d’organisation.
Un peu plus tard, une rencontre avec le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur est obtenue à la suite d’une occupation de son bureau organisée par la Coalition de Québec. Des militant.e.s de cette dernière désirent appeler à une manifestation devant les bureaux montréalais du ministère le 15 mars au moment de la réunion. Pour ce faire, au lieu de lancer l’appel à l’Interrégionale, probablement parce que cela concerne les relations avec le gouvernement, une discussion entre les déléguées de différentes régions au Comité de liaison a lieu et celles-ci décident que des militant.e.s de Montréal organiseront une action de visibilité devant le lieu de la rencontre. Or, à la Coalition montréalaise, personne ne reconnaît la représentativité des délégué.e.s de ce comité, dont le mandat se limite à obtenir et transmettre de l’information sur l’avancement des travaux du gouvernement pour la mise en place de la rémunération des stages. L’application de la décision n’est pas non plus prise en charge par les personnes qui l’ont décidé (conseil exécutif d’une association facultaire de l’UQAM, notamment) : l’action n’a donc pas lieu[15].
Cet exemple, un peu comme celui de la manifestation nationale conjointement organisée avec l’ASSÉ à Québec, expose plutôt bien la difficulté de briser les dynamiques de représentation et le réflexe nationaliste dans l’organisation des mouvements sociaux, et ce, même si l’on met en place des structures qui cherchent à les contrer. Cette difficulté prend une ampleur particulière dans la « Belle province » où l’indépendantisme a été pendant longtemps fédérateur dans les mouvements sociaux. Dans la métropole et la capitale nationale surtout, mais aussi, à un moindre degré dans les autres coalitions régionales, une tendance en faveur de la centralisation nationale est régulièrement revenue à la charge. Elle se manifestait par une volonté d’utiliser les effectifs plus importants de Montréal et de leur donner un caractère national, que ce soit pour la représentation médiatique, les rencontres avec le gouvernement ou l’organisation de manifestations, le tout pour donner une impression d’un mouvement massif. Au niveau décisionnel, elle s’exprimait par une volonté de représenter une région au moment de la délibération et de renvoyer la charge de l’exécution à d’autres.
Or, c’est exactement cette dynamique de représentation que tentait de briser l’organisation de coalitions autonomes et décentralisées, en misant sur la vivacité d’une base active et capable partout où la campagne s’organisait plutôt que sur une représentation de la masse qui se fait craindre par la force du nombre. Même au sein de tendances se réclamant de l’anticapitalisme, de l’autonomie et de l’anticolonialisme, l’imaginaire radical présente un penchant pour la masse « nationale » quand vient le temps de se structurer, que ce soit dans le but de lancer des mots d’ordre à l’ensemble du mouvement ou simplement pour laisser à d’autres la prise en charge des aspects les plus laborieux et les plus plates de l’organisation.
Le chauvinisme régional : effet pervers de la décentralisation
La mise en place d’un mouvement structuré en coalitions régionales a évidemment entraîné son lot de conséquences indésirables, la plus pernicieuse étant le chauvinisme régional. À peu près tous les campus ont eu besoin d’aide à un moment ou un autre pour l’organisation de la lutte, que ce soit pour des ateliers de formation, l’organisation d’instances, la rédaction de communiqués ou la distribution de matériel de mobilisation. Et bien sûr elle venait presque essentiellement de l’UQAM, mais aussi de l’UdeM et du Cégep Saint-Laurent.
Or, cette aide ne venait évidemment jamais sans une influence sur l’analyse ou la stratégie à adopter, ni sans une certaine arrogance. Après l’atteinte d’un certain degré d’organisation, à peu près toutes les coalitions régionales ont opéré un repli pour conserver leur autonomie vis-à-vis Montréal, repli principalement porté par des exécutifs d’associations étudiantes, dont les responsabilités de représentation contraignaient davantage la possibilité de défendre des lignes plus maximalistes dans les revendications comme dans la tactique. Si ce réflexe est tout à fait justifié, voire nécessaire à l’autonomie, ce détournement vis-à-vis des militant.e.s de la métropole est arrivé à un moment où les besoins d’organisations étaient les plus criants, particulièrement entre la grève de l’automne et celle de l’hiver.
Et c’est devenu du chauvinisme au moment où les canaux de communication entre régions ont été de plus en plus interrompus pour se détourner de l’objectif de la grève générale illimitée des cours et des stages à l’hiver 2019. Cet abandon s’est exprimé de différentes manières, soit en poussant soudainement une ligne maximaliste (GGI ou rien !) en sachant pertinemment que ça ne passerait pas dans les AG sans aide extérieure pour la mobilisation, soit en évitant tout bonnement la tenue d’AG de grève, cette fois sous prétexte que la mobilisation n’était pas au rendez-vous. C’est d’ailleurs cette dynamique ainsi que la multiplication des rencontres des différentes instances d’organisation, c’est-à-dire les assemblées générales, les conseils de grève ou des stagiaires, les comités autonomes, les coalitions régionales, le Comité de liaison, l’Interrégionale, qui ont rendu de plus en plus difficile la tenue de cette dernière, malgré son évidente importance.
Dans le même sens, le chauvinisme régional a également servi à mystifier certains conflits de tendances. À gauche comme à droite, il a servi à défendre une ligne centralisatrice et nationaliste dans les régions non-métropolitaine contre « Montréal » décentralisatrice et autonome, et pourtant « montréalocentriste ». À droite, il a servi à combattre la stratégie de GGI au profit de journées ponctuelles ou bien pire, d’une campagne de lobbying. À gauche, il a servi à mousser la prétention et la suffisance montréalaises à concrétiser la ligne juste d’une grève des stages authentique, sans pour autant s’intéresser à donner un coup de main à l’extérieur de l’Île. Dans tous les cas, le chauvinisme régional a été néfaste pour la mobilisation et a nui au maintien et à l’élargissement du mouvement.
« Ça me fait bien de la peine, personne n'écrit sur Saint-Jérôme »
Peut-on avancer que la grève a eu lieu à Saint-Jérôme en raison des structures décentralisées ? Non. Dans les faits, le mouvement a gagné le centre d’études universitaire des Laurentides (UQO) bien avant la mise sur pied des coalitions régionales, dès le tout premier appel à la grève des stages la journée du 16 février 2017 où se déroulait une manifestation à Québec. À l’appel des différents comités autonomes de Montréal, Gatineau et Sherbrooke, et particulièrement du CRIS-UQO, les étudiantes en éducation de Saint-Jérôme se sont mises en grève, conjointement avec celles de l’Association étudiante modulaire en éducation de l’UQO (Gatineau). Une initiative similaire lancée par une fédération nationale aurait très bien pu trouver le même écho à Saint-Jérôme : la résonance de la revendication pour la rémunération des stages concerne bien davantage une réalité de classe propre à ce campus, qui concentre les étudiant.e.s universitaires parmi les plus précaires. « Parce que l'ouvrage est rare à Saint-Jérôme, faut qu'y travaillent ! »
On peut par contre affirmer sans gêne que c’est en raison des structures décentralisées que la grève y a duré aussi longtemps. Aucune instance à l’extérieur des Laurentides n’avait la légitimité d’appeler à la fin de la grève, même quand les dernières associations étudiantes de l’UQAM y mettaient fin. En même temps, la Coalition laurentienne est celle qui a été le moins affectée par le chauvinisme régional, et dont les militant.e.s ont entretenu des canaux de communication avec les autres coalitions tout au long de la dernière année de campagne, particulièrement avec celles de Québec, Montréal et Gatineau. De l’aide pour la rédaction, la mobilisation et l’organisation d’instances a été demandée au besoin et l’autonomie a tout de même été conservée.
Bref, malgré un bilan mitigé de la décentralisation régionale, on doit en partie la concession du gouvernement à mettre en place des bourses pour stagiaires dans de nombreux programmes à l'université, au cégep et dans les écoles de métiers à la ténacité des grévistes en enseignement de Saint-Jérôme. La contribution du CUTE UQO-Saint-Jérôme et l’indépendance des grévistes vis-à-vis de leur association étudiante incarnent particulièrement bien le potentiel de l’autonomie dans l’organisation d’une lutte au sein de laquelle on préfère un mouvement plus petit mais plus dynamique à un mouvement plus spectaculaire en nombre mais centralisé. On parle quand même de la première grève offensive à obtenir des gains importants en quarante ans.
Les militant.e.s de la Coalition laurentienne pour la rémunération des stages ont d’ailleurs pris la décision de transformer cette dernière en coordination régionale de la grève pour le climat, un héritage structurel concret de la grève des stages. Il est cependant un peu tôt pour savoir si la décentralisation régionale marquera durablement la structure du mouvement étudiant. On sait cependant que le comité de transition post-ASSÉ en charge de réorganiser la gauche étudiante a été fortement investi par les militant.e.s qui ont le plus ardemment défendu la nécessité d’un palier national au cours de cette campagne. Ainsi, s’il est impératif de souligner les limites de la décentralisation « antinationale », les critiques se limitent encore, depuis la fin de la grève des stages, à marteler la nécessité d’une fédération nationale, et ce, dans les mêmes termes et par les mêmes tendances qu’il y a quatre ans, comme si rien n’avait bougé depuis. Pourtant, des comités autonomes ont bel et bien organisé de A à Z une grève dans différentes régions, alors que les structures nationales que sont l’AVEQ[16] et l’ASSÉ ont toutes deux été dissoutes vers la fin de la campagne, et ce n’est pas faute de tentatives de les (ré)animer. N’est-ce pas là un point de départ logique pour la suite des réflexions organisationnelles ?
Enfin, il reste peu probable que les mouvements à venir transcendent les frontières provinciales et canadiennes, si on se fie au peu de motivation à intégrer Ottawa dans la Coalition outaouaise ou au désintérêt généralisé vis-à-vis de la collaboration avec les groupes du Nouveau-Brunswick et des États-Unis au cours de cette campagne. De même, la volonté de certaines tendances de mettre sur pied une structure qui prendrait encore une fois la nation comme communauté politique de référence est de mauvais augure. Y a pas à dire, le nationalisme se porte plutôt bien au sein de la gauche étudiante, même là où il s’ignore le plus. « Lâchez-moé ça, vos steps assis et chantez-moi donc Saint-Jérôme ! »
Par Stéphanie Gilbert, Éloi Halloran et Etienne Simard
Plus précisément, les grèves de 2005 contre la réforme de l’Aide financière aux études (AFE) et les coupures dans les bourses et celles de 2007 et de 2012 contre des hausses de frais de scolarité. ↩︎
On retrouve plusieurs textes de réflexions à ce propos dans le cahier de congrès de l’ASSÉ de février 2016 : https://tinyurl.com/y4v4wy98. ↩︎
Voir par exemple le texte L’ASSÉ en dehors de l’île du Comité anti-montréalocentriste (CRAMo) : https://tinyurl.com/yy3dvltn. ↩︎
Voir notamment le texte « Juste milieu » par des militant.e.s du Cégep Marie-Victorin : /juste-milieu/ ↩︎
Désigne les Comités unitaires sur les travail étudiant (CUTE) à Montréal, Sherbrooke et Saint-Jérôme et les Comités pour la rémunération des internats et des stages (CRIS) à Gatineau. ↩︎
« […] quand la classe ouvrière exprime son refus politique de se faire peuple, la voie la plus directe de la révolution socialiste ne se ferme pas, elle s’ouvre » disait Mario Tronti dans Ouvriers et capital : https://tinyurl.com/y3oapmkh ↩︎
Voir à ce sujet le texte « Appel interurbain » de Jadd-Abigaël Céré et Etienne Simard, paru dans le Cute Magazine, numéro 0, août 2016 : /appel-interurbain ↩︎
Voir la « Lettre ouverte aux partis politiques et à leurs candidat.e.s » de la Coalition outaouaise : https://tinyurl.com/yxdaaqjb. ↩︎
Voir le « Rapport sur la collaboration trouble avec le Front régional de l’ASSÉ à Québec» du CUTE UQAM : https://tinyurl.com/yxvbdd6f ↩︎
Voir le texte « Mourir sans quorum » du CUTE Sherbrooke : https://tinyurl.com/y4asrhw3. ↩︎
La campagne Stagiaires en solde a été lancée quelques semaines avant le déclenchement de la grève générale : www.stagiairesensolde.quebec ↩︎
Voir notamment le texte « Six grèves générales » de Benoît Renaud: https://tinyurl.com/y2unzqly ↩︎
Comme elle a été présentée en assemblée générale, sous huis clos, la proposition est seulement accessible en retranscription dans le texte « Et pendant ce temps en région... », que des militant.e.s de l’Outaouais ont écrit pour critiquer l’initiative centraliste et nationaliste du conseil exécutif de l’AFESH. Disponible en ligne ici : /et-pendant-ce-temps-en-region/ ↩︎
Les procès-verbaux des coalitions sont disponibles sur le site grevedesstages.info/coalitions-regionales. ↩︎
D’autant plus que cette action devait avoir lieu le même jour où étaient déjà planifiées la grande manifestation pour le climat et la manifestation annuelle contre la brutalité policière, ce qui fait que la mobilisation et la visibilité de cette action aurait été à peu près nulle. ↩︎
Association pour la voix étudiante au Québec ↩︎