À l’occasion de la journée internationale des femmes le 8 mars 2019, près de 40 000 étudiant.es et stagiaires de plusieurs régions étaient en grève pour dénoncer l’exploitation du travail, du temps et du corps des femmes, et exiger la rémunération de tous les stages à tous les niveaux d’études. L’État bénéficie directement de ce travail gratuit qui ne cesse d’augmenter alors qu’il impose systématiquement des compressions budgétaires, précarisant ainsi toutes les travailleuses et les travailleurs des secteurs de la santé, des services sociaux, de l’éducation et du communautaire.

À l’UQAM, le comité unitaire sur le travail étudiant (CUTE UQAM) organisait ainsi une action au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) pour rendre visible le mouvement pour la rémunération des stages et pour démontrer une solidarité avec les travailleuses du domaine de la santé.

Les conditions difficiles, la détresse psychologique des travailleuses et la non rémunération des stages sont l’objet d’une même lutte : la reconnaissance du travail du care, traditionnellement et encore aujourd'hui accompli par une majorité de femmes. Cette lutte devra s'accompagner du contrôle des travailleuses sur leurs conditions de travail.

Voici le premier texte traduit distribué lors de cette action, tiré du Journal of the Power of Women Collective, publié en 1974 en Angleterre.

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THIS IS NURSING

Quand j’ai commencé à travailler comme infirmière j’étais relativement naïve à propos des rouages du système hiérarchique; comment celui-ci tente, et réussit souvent,  à impliquer les membres, même les plus bas de l’échelle, dans le processus de contrôle.

Lorsque j’étais encore à l’École de formation préliminaire - les 8 semaines de formation en classe qu’une étudiante infirmière reçoit avant d’être lancée dans les unités pour travailler - je me rappelle avoir été stupéfaite un après-midi en entendant une étudiante infirmière, de trois mois ma « senior » , qui parlait des relations avec le personnel auxiliaire : les femmes qui font le ménage des salles, lavent la vaisselle, nettoient les toilettes, etc. Avec grande méchanceté, elle répétait le dicton que la soeur en charge lui avait dit : « Tu n’acceptes pas leurs ordres. Elles doivent prendre les ordres de toi - n’oublie pas ça. » En fait, la hiérarchie du contrôle du personnel soignant et non-soignant est séparée, mais au quotidien le conflit et l’hostilité émergent souvent - adouci par quelques sentiments d’amitié et de considération mutuelle. C’est là le couteau à double tranchant qu’exerce la hiérarchie et la manière dont elle cherche à établir sa force: tu peux être faible, mais il y a toujours une personne avec moins de statut, moins d’expérience, moins de pouvoir que toi.

Une large part de la main d’oeuvre infirmière est constituée d’infirmières en formation. Une étudiante infirmière est une étudiante de nom seulement, à l’exception d’environ 24 semaines d’une formation de 3 ans. Le reste du temps, elle est une infirmière qui travaille, complétant sa formation au travail, faisant des semaines de 40 heures, travaillant les quarts de soir plusieurs fois par semaine, et le service de nuit, souvent un quart de 11 ou 12 heures. Elle est souvent laissée en charge d’une salle d’environ 30 patients. Elle travaille la fin de semaine et durant les jours fériés et reçoit 3 semaines de congé, plus une autre pour compenser les jours fériés. Elle n’a pas les congés étudiants, elle n’a pas de temps supplémentaire accordé pour se consacrer à ses études. Elle reçoit un salaire incroyablement bas appelé « allocation de formation » et plus elle est jeune, moins elle en reçoit. Elle paie la totalité des impôts au revenu. Une étudiante infirmière de première année, logeant dans la résidence d’infirmières, revient à la maison, après les déductions, avec aussi peu que 11£ par semaine. La vie et la santé sont de bas de gamme à ce prix.

Les bâtiments où nous travaillons et habitons sont généralement inadéquats. Les salles sont longues, avec 12 à 15 lits alignés de chaque côté. Moins d’infirmières sont nécessaires pour s’occuper d’une salle de 28 patients, alors avec le manque chronique d’employées, c’est impossible de faire des unités plus petites. Les salles sont trop petites pour y installer une table décente - les patients mangent donc dans leur lit ou à côté, demeurant isolés parmi une foule, même durant les activités sociales. Il peut y avoir 2 bains et 3 éviers pour 30 patients; il y a seulement 3 toilettes et elles sont à une extrémité de la salle, donc inaccessibles pour une femme âgée qui a besoin d’assistance pour marcher alors que son lit est à l’autre extrémité. Les lits sont trop près les uns des autres et doivent être déplacés pour permettre le passage du chariot de pansements. C’est dans cette salle que nous faisons le travail de soins pour les patients : où nous nous cognons les genoux et déchirons nos collants lorsque nous essayons de passer entre une chaise et un lit pour atteindre un thermomètre; où nous devons déplacer une chaise et un patient lourd d’un endroit à l’autre pour faire de l’espace si nous en avons besoin.

Les résidences d’infirmières sont le reflet des salles de travail. Ici, les infirmières doivent partager les salles de bain avec 15 autres. Les équipements de cuisine sont peu nombreux et inadéquats, partagés par beaucoup trop de personnes, et nous devons manger dans nos chambres, près de notre lit, parce qu’il n’y a pas de place pour une table. Nos chambres sont ridiculement petites et à l’étroit pour seulement un lit, un bureau et une chaise. Le bâtiment est vieux plus souvent qu’autrement, avec des corridors longs, froids, sombres et de hauts plafonds - porte après porte, et derrière chaque porte se trouve une cabine qui est supposée être notre maison. Le vol est un énorme problème dans nos maisons. Comme toutes les personnes pauvres qui se retrouvent entassées dans des conditions de vie inadéquates, nous finissons par nous en prendre les unes aux autres.

La résidence est « supervisée » par une gardienne, souvent une soeur infirmière - donc nous sommes sous l’emprise de la même autorité à la « maison » que celle que nous pensions avoir laissée derrière lorsque notre journée de travail s’est terminée. Elle entre dans nos chambres sans invitation, pour vérifier qu’il n’y a pas un homme invité illégalement ou pour s’assurer que nous sommes vraiment malade lorsque nous prenons un congé de maladie, ou peut-être juste pour nous rappeler qu’elle est là. Plusieurs d’entre nous déménageons de la résidence, si nous en avons la possibilité, pour échapper à la présence d’une autorité, au moins pour une partie de notre temps.

Ce qui rend l'exercice de l’autorité au travail particulièrement efficace est qu’elle se cache sous le couvert d’une plus grande expérience et de plus grandes connaissances. Pour les personnes en charge, il n’y a qu’un pas à franchir entre montrer à une apprentie comment faire une tâche importante pour ses fonctions d’infirmières et l’embêter sur la longueur de son uniforme ou sur la manière dont elle informe l’infirmière en charge qu’elle quitte le travail. La règle non-écrite est que, lorsque le moment de quitter arrive, même si tu ne fais absolument rien, tu attends que l’infirmière en charge « t’invite » à quitter. Les nombreuses règles de protocole et insignifiantes demandes et requêtes qui peuvent t’être adressées en tant qu’infirmière « junior » sont l’huile avec laquelle la chaîne de commande est graissée. C’est une expérience commune pour une infirmière « junior » de se faire demander de faire les tâches les plus absurdes et qui font perdre du temps, seulement pour lui apprendre « sa place ».

Mais en soins comme dans les autres industries, une main d’oeuvre mécontente est une main d’oeuvre inefficace. Et plus particulièrement en soins, c’est une main d’oeuvre inadéquate parce que celles qui ne sont pas « contentes » quittent définitivement, ou joignent des agences, où comme agentes relativement plus libres, elles sont moins sujettes aux restrictions et demandes qu’une membre permanente du personnel d’hôpital. Il y a une pression pour la modernisation de la gestion qui, plutôt que de contraindre la main d’oeuvre à une tyrannie mesquine, créera l’illusion d’une plus grande participation dans la gestion par les subordonnées elles-mêmes.

Ces facteurs sont le contexte dans laquelle la lutte actuelle des infirmières prend place. Aussi récemment qu’il y a un an, une infirmière qui se plaignait des bas salaires et des conditions pourries était considérée immorale pour la seule mention de ces préoccupations mondaines. Une réponse courante était : « Si les salaires étaient plus élevés, le mauvais type de personnes serait attiré » ! Considérant la manque chronique du personnel soignant, le monde doit être rempli du « mauvais type de personnes »... des personnes comme les patients nécessitant nos soins qui disent, pendant que tu les nettoies et les rends confortable : « Je ne ferais pas ton travail pour un million de dollars. » Ce qu’ils veulent vraiment dire c’est qu’ils ne le feraient pas pour 11£ par semaine et que tu dois être un véritable ange ou stupide ou folle pour faire tout ce travail chiant pour si peu. En réalité nous ne sommes rien de tout ça - nous sommes des femmes.

Prendre soin est le travail des femmes. Et les femmes sont des travailleuses mal payées. Dans le passé, quand la profession d’infirmière était presque exclusivement une vocation pour les filles de classe moyenne, le bas salaire n’était pas un enjeu important dans leur vie. Mais maintenant, les infirmières sont rien de plus ou de moins que des femmes qui travaillent. Les femmes de la classe ouvrière, surtout irlandaises, indiennes et immigrantes qui ont d’ailleurs, par leur présence au sein de la profession, transformé nos besoins et nos attentes. Les jeunes femmes qui entrent, même celles de classe moyenne, amènent aussi avec elle des attitudes complètement nouvelles à propos de leur relation à l’autorité et de leurs droits. Des notions subversives d’égalité ont pénétré l’hôpital et les infirmières en formation tendent à faire la distinction entre le droit d’une personne à leur enseigner et le droit de cette personne à leur donner des ordres. Les plus vieilles infirmières expriment encore de la surprise lorsqu’une étudiante de première année et une de troisième, par exemple, créent des liens sans égard à la distinction de leur rang ! Nous avons parcouru un long chemin et nous sommes encore en mouvement.

Lizzie Stuart