Par Louis-Thomas Leguerrier

Après plusieurs années de repli sur soi et de reconfiguration interne, le mouvement étudiant québécois semble enfin prêt à lancer une nouvelle offensive et à faire à nouveau trembler le pouvoir. La grève générale illimitée pour l’hiver 2019 se dessine et des associations étudiantes et groupes politiques de partout au Québec s’organisent pour coordonner ce qui s’annonce comme le climax de la campagne menée depuis plusieurs mois par les différentes coalitions régionales pour la rémunération des stages. La grève des stages, c’est-à-dire l’interruption collective du travail gratuit que représentent les stages non rémunérés, ainsi que la revendication d’un salaire pour tous.te.s les stagiaires dans tous les domaines d’études, sont les principaux axes autour desquels s’est effectuée la reconfiguration du mouvement étudiant qui a mené au contexte actuel. En effet, l’apparition de cette revendication dans l’horizon politique des étudiant.e.s, loin d’être une décision stratégique parmi d’autres, a occasionné de profonds bouleversements autant dans la manière de penser les buts de ce mouvement que dans le fonctionnement interne de celui-ci. Revenir sur ces bouleversements nous semble un bon moyen de comprendre ce qui nous a mené à la lutte qui s’annonce et de nous préparer à y faire face.

D’abord, faire de la rémunération des stages la revendication principale d’une campagne de grève suppose un recentrement du mouvement étudiant autour d’enjeux habituellement laissés de côté par la gauche étudiante, dont la stratégie, depuis 15 ans, consiste à défendre l’autonomie du savoir contre la marchandisation de l’éducation, restant ainsi aveugle au vécu propre aux domaines d’études dans lesquels les stages obligatoires rendent impossible la dissociation entre savoir et travail productif. Revendiquer la rémunération des stages revient à se solidariser avec une partie de la population étudiante pour laquelle l’illusion d’une autonomie du savoir par rapport au marché est vite dissipée par l’exploitation éhontée qu’elle subit dans le cadre même de ses études. Empêtrées qu’elles sont dans la précarité économique, le sexisme et le racisme institutionnel, la multiplication des emplois et l’épuisement physique et psychologique, les personnes appartenant à la catégorie des stagiaires non rémunéré.e.s représentent la face visible et perceptible dans toute sa brutalité de l'exploitation du travail étudiant, un phénomène qui touche néanmoins l’ensemble de la population étudiante et non seulement une partie de celle-ci. Par conséquent, la place de plus en plus grande accordée à la revendication d’un salaire pour les stages au sein du mouvement étudiant permet à celui-ci de se penser et de se positionner en tant que pouvoir s’exerçant sur la scène de l’économie politique et de la lutte des classes, en association et en solidarité avec les exploité.e.s, plutôt qu’en tant que lobby politique d’une prétendue classe étudiante qui serait située en dehors du marché du travail et dont les étudiant.e.s stagiaires, en temps de grève, sont presque automatiquement exclu.e.s. Parce que ses implications économiques sont plus directes que celles des grèves étudiantes traditionnelles, la grève des stages est le moyen de pression le plus redoutable face au gouvernement mais, pour la même raison, il est aussi plus difficile à mettre en œuvre qu’une grève touchant presque exclusivement les sciences humaines. C’est pourquoi mettre de l’avant la revendication de la rémunération des stages et proposer l’interruption politique de ceux-ci est pour le mouvement étudiant une occasion à la fois de relever de nouveaux défis et d’aller plus loin dans la réalisation de son potentiel politique.

Mais la mise sur pied, dans les deux dernières années, d’une campagne politique sur la rémunération des stages a aussi occasionné des changements au sein même de la culture organisationnelle du mouvement étudiant. Alors que la grève qui s’annonce à l’hiver est en train d’être préparée et coordonnée par des coalitions régionales composées de comités et d’associations étudiantes, de groupes politiques et d’individus rassemblés autour d’une position ferme pour la rémunération des stages, et ce, indépendamment d’une quelconque fédération nationale, la gauche étudiante semble s’écarter progressivement du centralisme démocratique qui caractérise son fonctionnement depuis la création de l’ASSÉ en 2001. À travers la création de comités autonomes et de coalitions régionales s’inscrivant dans un esprit de décentralisation et d’auto-organisation, la présente campagne marque une rupture (dont les effets commencent à peine à se faire sentir) avec la logique corporatiste et représentative du système de délégation en congrès, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle culture organisationnelle au sein de laquelle les militant.e.s sont redevables de par leur travail et de par leur engagement dans la lutte plutôt que par leur fonction de délégué.e.s dans une organisation centrale séparée de la base.

Dans leur « appel à la formation de Comités unitaires sur le travail étudiant » publié à l’automne 2016, les militant.e.s des CUTE écrivaient :

« Dans la mesure où l’on souhaite provoquer un changement social d’envergure, le stade affinitaire de l’activité politique doit nécessairement être dépassé par l’action collective des organisations de masse. Cependant ces dernières, en vertu de leur logique interne, sont conduites à faire taire les débats entre tendances politiques conflictuelles sans lesquels la force du nombre devient le poids écrasant de l’hégémonie et du statu quo. Voilà une contradiction bien réelle qu’il faudrait regarder en face plutôt que tenter d’en disposer à l’aide d’un tour de passe-passe logique, aussi habile soit-il. L’union de tendances politiques potentiellement conflictuelles autour d’un enjeu rassembleur tel que le travail étudiant, et la création d’espaces — les CUTE — au sein desquels ces tendances pourront intervenir en leur nom et indépendamment de toute affiliation syndicale est notre proposition provisoire en vue de relever ce défi ».

C’est bien en temps de grève que le fonctionnement interne du mouvement étudiant est véritablement mis à l’épreuve. Confronté aux défis et aux nécessités de la lutte ainsi qu’aux pressions politiques provenant de toutes parts, un mouvement de grève peut facilement s’enliser dans le centralisme afin de simplifier et de rendre plus expéditif le processus décisionnel, comme cela s’est produit avec la CLASSE-ASSÉ lors de la dernière grève générale illimitée en 2012. Il peut tout aussi facilement se concentrer sur le contrôle de l’information et de l’image publique en négligeant de faire exister politiquement les débats et les dissensions qui constituent la vie du mouvement tel qu’il existe à l’échelle décentralisée et dont l’organisation nationale ne présente jamais qu’un reflet platement uniformisé. Or, comme la fin, contrairement à ce qu’on dit, n’est pas indifférente aux moyens, les buts qui sont atteints lorsque le mouvement étudiant donne dans l’émulation de la politique politicienne ressemblent généralement à cette politique : ils sont factices, trompeurs et décevants. Maintenant que le mouvement de grève de 2012 a été complètement et définitivement récupéré par les partis politiques et les grosses centrales syndicales, laissant le mouvement étudiant et son modèle organisationnel unique en complète déconfiture, il serait bon, lors de la prochaine grève, de garder une chose en tête : le modèle décentralisé sur lequel se construit en ce moment la campagne pour la rémunération des stages, au moment de l’action, devrait prendre vie et s’affirmer pleinement et non pas céder la place à la logique centraliste des organisations nationales, qu’il s'agisse de l’ASSÉ ou d’une autre fédération.

Ce sont les étudiant.e.s stagiaires organisé.e.s en comités autonomes et en coalitions régionales ouvertes qui, par leur travail acharné, ont jeté les bases de la présente campagne et du mouvement de grève à venir. Mais si cette lutte pour la rémunération des stages et pour la reconnaissance du travail étudiant révèle l'existence et l'importance du travail invisible dans l'économie actuelle, si elle met en lumière la dissimulation socialement organisée du travail invisible, elle n'en est pas moins à l'abri d'une cruelle ironie. C'est que le travail invisible existe aussi dans le mouvement étudiant et, particulièrement, en temps de grève et de tentation centraliste. Tout centralisme implique pourtant la dissimulation d’une grande quantité de travail qui n’est visible qu’à l’échelle décentralisée de la lutte et qui disparaît complètement dans les discours du porte-parole vedette transmettant aux médias la prétendue volonté unitaire du mouvement. Pourtant, c’est notre collaboration à l’intérieur de structures décentralisées qui, actuellement, porte fruit. Si la reconnaissance du travail invisible, sur la scène économique, passe par l’obtention d’un salaire, dans le mouvement étudiant, elle passe plutôt par la possibilité pour ce travail d’être manifesté socialement comme contenu de la grève, et ce, au détriment des symboles et des idoles spectaculaires qui ont l'habitude d'usurper ce contenu. Contre les vieux réflexes bureaucratiques, les étudiant.e.s stagiaires devront mener leur lutte selon leurs propres termes afin de se présenter comme les visages multiples de la grève.

Cet article a été publié dans le numéro de l'automne 2018 du CUTE Magazine.Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.