Par Pierre-Luc Junet et Camille Tremblay-Fournier

Un mercredi froid de janvier à l’UQAM, des étudiant.e.s répètent à l’italienne un dialogue signé Peggy Pierrot[1]. D'hypothétiques jeunes artistes, un galeriste, un critique d’art et un ami riche se donnent la réplique, dressant à grands traits l’état du travail gratuit dans le milieu des arts. Portrait de l’artiste en travailleuse, version féministe : une proposition de Virginie Jourdain, artiste, travailleuse culturelle et panéliste pour l’occasion[2]. Au fil de la discussion, une question s’impose d’elle-même : qu’ont en commun le travail artistique et culturel avec les autres secteurs du travail précarisé ? Une intervenante ose une réponse: « Et si c’était l’appel à la vocation pour justifier le travail gratuit qui était le dénominateur commun du travail impayé ou sous-payé ? » Daphnée B., auteure et poète, dans un plaidoyer crève-coeur, va dans le même sens: « La plupart des organismes culturels peuvent se comparer à des amants manipulateurs. L’amant va justifier son exploitation en persuadant les employées qu’elles font ce qu’elles aiment, qu’elles travaillent par amour et non pas par nécessité de payer un loyer. Mais do what you love ![3] ».

Pour le milieu des arts et de la culture, cette critique permet d’adresser directement la question des inégalités salariales, du racisme, du genre ainsi que les raisons réelles de la valorisation ou dévalorisation de certaines professions au détriment d’autres. Comme l’admet Virginie Jourdain, « il y a des mythes qui gravitent autour des travailleurs et travailleuses culturel.le.s, avec l’obligation de cette dévotion et la culture des heures supplémentaires: parce que l’on fait un travail de passion, on devrait être dévoué corps et âme à ce que l’on fait »[4]. À l’heure actuelle, ce sont surtout les stages dans les domaines du care, de l’éducation, des soins infirmiers mais aussi des arts et de la culture qui ne sont pas rémunérés. Des domaines peu valorisés, qui correspondent à la division genrée du travail[5], basée sur une culture du sacrifice qui serait davantage intériorisée par les femmes et les personnes non-binaires. La campagne pour la rémunération des stages renverse alors l’idée selon laquelle les stages ne sont pas payés parce qu’ils représentent avant tout une formation personnelle, un investissement pour soi. Car si le travail relié à l’art et à la culture est si dévalorisé sur le marché de l’emploi, c’est qu’il l’est déjà à l’école, entre autres par le mauvais traitement qu’on accorde aux stagiaires de ces milieux. Ce renversement de perspective permet d’ouvrir une politisation nouvelle de l’école et des milieux culturels et artistiques en osant discuter plus largement de la valeur du travail dans une perspective fondamentalement féministe.

Art is fun

Le temps est loin où l'artiste était cet être singulier qui produisait une culture d'élite: avec le développement des moyens techniques, on assiste plutôt à l'exact opposé. Si les artistes singuliers d'autrefois étaient valorisés, tout du moins les artistes masculins, le foisonnement industriel de la culture dans la société de masse a depuis produit toute une panoplie de travailleur.euse.s au statut varié. Il existe une certaine confusion vis-à-vis de la différenciation entre travail culturel et travail artistique, ces catégories ayant tendance à se complexifier. Qu'est-ce donc qu'un.e artiste aujourd'hui ? D'une part, le travail artistique pourrait s'entendre au sens des beaux-arts, de la production d'oeuvres ; d'autre part, le travail culturel, plus diffus et contemporain, se définirait quant à lui au sens d'être à l'emploi d'un secteur précis de l'industrie culturelle. En somme, le travail artistique est nécessairement un travail culturel mais l'inverse n'est pas forcément vrai. C’est alors le sens du mot art qui pose problème lorsqu'il est mis en relation avec celui d'industrie. Cette difficulté pour les jeunes et moins jeunes apprenti.e.s artistes de se situer professionnellement dans l'industrie, on la ressent le plus vivement dans la formation scolaire, là où aucune trajectoire claire n'est délimitée. Souvent, tout est question d'opportunités, pour qui et pourquoi elles se manifestent, le système d'éducation n'échappant pas aux inégalités de classes, de genre et de races. Les artistes, de par leur statut de travailleur.euse.s autonomes, doivent de plus en plus développer de solides capacités d'entrepreneuriat puisqu'il s'agit d'une carrière, d'un bizness où la compétition est féroce.

Le système d'éducation est dépendant des besoins du marché, qui permet à l'entreprise privée d'interférer dans le cheminement scolaire, au cégep et à l'université, sans parler de la publicité partout omniprésente. Cette interférence est d'autant plus marquée par le besoin toujours plus grand de stagiaires, l'écrasante majorité du temps non payé, ce qui est une conséquence directe d'une transformation globale de l'organisation du travail à l'échelle internationale[6]. On ne doit pas oublier que cette transformation trouve son origine dans la restructuration néolibérale de l'enseignement supérieur et la logique d'endettement progressif qui l'accompagne. L'ingérence toujours plus importante de l'entreprise privée, couplée à un endettement lui aussi en hausse, participe au même processus, avec tout compte fait la dévaluation du travail réel fait par les étudiant.e.s et dont la pointe visible est le stage non rémunéré. En arts et en culture, certains programmes sont plus concernés que d'autres par la demande de main-d'oeuvre que l'industrie culturelle exige: il en va par exemple du milieu du cinéma, de l'animation vidéo, du graphisme 3D et globalement des programmes reliés à l'industrie de l'audiovisuel et des communications. On n’y recherche pas des apprenant.e.s mais des étudiant.e.s déjà aptes à travailler : leur spécialisation est en demande. Le type de stages et l'ingérence des compagnies sont bien différents que dans d'autres programmes d'enseignement reliés aux arts traditionnels.

Les étudiant.e.s en beaux-arts, font davantage face aux institutions culturelles, comme les programmes de subvention, les galeries, les musées. On pourrait schématiser en disant que d'un côté, on est à l'emploi des entreprises privées, et de l'autre on travaille dans des centres d'artistes et des espaces artistiques complètement dépendants des institutions culturelles. Pourtant, ce qui unit ces deux catégories de jeunes travailleur.euse.s, c'est bel et bien la précarité, dès l'apprentissage, et le sentiment d'exploitation. On cherchera à bonifier son curriculum vitae en accomplissant des stages non rémunérés dans des festivals et des boites de production ; on sera stagiaire ou bénévole dans un centre d'artiste ou une galerie tout en espérant que la demande de subvention qu'on remplit by the side sera acceptée[7]. Un problème significatif qui persiste chez les étudiant.e.s de programmes artistiques et culturels, c'est donc la difficulté à se rassembler tant les divisions créées par une industrie culturelle si diffuse sont importantes. C'est là un enjeu central de la campagne en cours pour la rémunération des stages. En élargissant la question de la précarité et de la salarisation au travail culturel et artistique, en appliquant la même grille d'analyse qui rejoint aujourd'hui des milliers de stagiaires en éducation, en soins infirmiers ou en travail social, c'est bel et bien une réflexion profonde sur la relation entre travail salarié et art qui est formulée et donc sur la valeur qui lui est associée dans le capitalisme tardif[8].

Art is love

Dans l'imaginaire collectif, on associe la vie d'artiste à la bohème. Il s'agirait d'un mode de vie avant tout, enraciné dans le refus des conventions et historiquement dans celui du travail salarié. La lutte que mènent les artistes depuis la reconnaissance de leur statut social est celle qui vise à les affranchir ou à les intégrer à la société capitaliste. Qu'on soit artiste indépendant.e ou stagiaire sans salaire, ça ne signifie pas nécessairement être en dehors du rapport salarial capitaliste, mais plutôt y être soumis.e entièrement, en n’ayant aucune prise sur les conditions dans lesquelles ce travail s’exerce. Que le travail soit impayé ne le rend pas moins exploitable et, surtout, les relations de pouvoir, entre autres en cas de violence et harcèlement, s’en trouvent renforcées : « On ne va pas rétribuer correctement le travail d’une employée qui est transformée en amoureuse : on peut la traiter de tous les noms, la piétiner, ne jamais la rappeler, mais surtout qu’elle se considère chanceuse d’être avec nous, de marcher main dans la main, fish in the sea, you know what i mean. Parce que si l’amoureuse ne fait pas l’affaire c’est une de perdue, dix de retrouvées. »[9] La gratuité du travail est souvent justifiée par la difficulté à le quantifier, puisqu’il serait accompli par dévouement, par affection, par filiation. Comme pour les stagiaires des milieux artistiques et culturels qui seraient tombé.e.s sur un milieu ou un patron abusif, on leur réplique qu’il faut faire des concessions, que le monde du travail est sans pitié et qu’il vaut mieux s’y préparer dès maintenant. Mais les étudiant.e.s ont un pouvoir énorme en retour : le temps impayé comme moyen de pression.

D’autant plus que les travailleur.euse.s des arts et de la culture sont bien placé.e.s pour imaginer une vie meilleure, comme le souligne avec justesse Virginie Jourdain: « Nous avons la chance d’avoir l’expérimentation comme outil pour nous réinventer. Utilisons ce formidable levier pour repenser les structures, les formats et les valeurs qui nous guident, sans tomber dans le piège de l’émulation des courants capitalistes qui prônent l’expansion permanente, le prestige et l’autorité.»[10] Car c’est lorsque le travail gratuit sort, grâce à un salaire, de la sphère informelle et naturalisée qu’il cesse d’être pris pour acquis et qu’il peut devenir l’objet de revendications et d’une lutte sociale. Et qui sait, la grève générale des stagiaires pourrait donner envie aux artistes et travailleur.euse.s de la culture de questionner leur milieu de formation et de pratique. En essayant de se rassembler par le prisme des stages non rémunérés, on assiste à un rapprochement entre différentes catégories de travailleur.euse.s, qui en s’unissant pourraient bien prendre goût à ce statut nouvellement gagné puis exiger de décider enfin de l’orientation de leur production artistique et des moyens pour mener à bien leur travail.


  1. Peggy, Pierrot, Le travail - Que sais-je?, date inconnue. ↩︎

  2. Discussion organisée par le Comité unitaire sur le travail étudiant de l’UQAM (CUTE UQAM) ↩︎

  3. Daphnée B. “Plaidoyer pour de meilleurs conditions de travail pour les femmes en culture”, Radio-Canada, 19 mai 2017. ↩︎

  4. Pensée Parisienne, “Ressources humaines au FRAC Lorraine : « J’ai pensé cette exposition pour les losers oubliés »”, 10 août 2017. ↩︎

  5. Regan Shade, Leslie and Jacobson, Jenna (2015) Hungry for the jobs: gender, unpaid internships, and the creative industries, The Sociological Review, 63:51. ↩︎

  6. https://antig7.org/en/node/52: article écrit par des membres du CUTE UQAM en vue du prochain G7. ↩︎

  7. Pour en apprendre davantage, consulter les expérimentations artistiques de Joshua Schwebel lors de sa résidence d’artiste à Berlin: https://canadianart.ca/features/how-joshua-schwebel-paid-interns-with-his-berlin-residency/. ↩︎

  8. C’est d’ailleurs en ce sens qu’a entrepris de réfléchir la coprésidence du Regroupement québécois de la danse : « Mais cette passion est aussi ce qui nous apporte tant de satisfaction quand, enfin, nous parvenons à accomplir le projet pour lequel nous avons travaillé si dur. Voilà le dilemme dans lequel nous nous trouvons.». Jamie Wright et Lük Fleury, Que le spectacle continue… : https://www.quebecdanse.org/actualite/nouvelle/que-le-spectacle-continue-537. ↩︎

  9. Ibid, Radio-Canada, 19 mai 2017. ↩︎

  10. Paroles de féministes, Revue Esse: http://esse.ca/fr/parolesdefeministes. ↩︎

Cet article a été publié dans le numéro de l'automne 2018 du CUTE Magazine.Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.