Suscitant, dès l’hiver dernier, l’intérêt du Conseil du statut de la femme du Québec et de la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec, l’initiative « Commande un Angelot » fut officiellement lancée en mars 2017 en présence de la ministre de l’Éducation supérieure, Hélène David. Née d’une collaboration qui réunit, d’une part, les campagnes collégiales et universitaires « Sans oui, c’est non» [1] et « Ni viande ni objet» [2] et, d’autre part, l’Alliance de santé étudiante du Québec, cette campagne nationale souhaite « assurer une protection adéquate des victimes potentielles qui ne se sentent pas en sécurité et prévenir les violences à caractère sexuel dans les bars fréquentés par la communauté étudiante ».[3] Plus précisément, le projet prend la forme d’une « charte d’engagement », soit d’un contrat signé par le propriétaire de bar qui doit gérer, sans appui financier, la mise en application d’un protocole d’intervention : lorsqu’une « victime potentielle » d’agression sexuelle « commande un Angelot », l’employé-e du bar doit lui venir en aide.
Alors que l’heure est à la mobilisation pour la rémunération des stages et plus largement, du travail étudiant, pourquoi s’intéresser à cette campagne « féministe » qui a assuré la formation au cours de l’été du personnel dans une vingtaine de bars étudiants en prévision des partys de la rentrée scolaire?[4] Considérant qu’elle cible précisément les étudiant.es, nous croyons nécessaire de soulever le voile idéologique qui masque comment la campagne « Commande un angelot » s’appuie sur les mêmes mécanismes qui rendent possibles les violences sexuelles qu’elle vise à prévenir. Sans rapport de force significatif et donc soumis.es au pouvoir discrétionnaire des enseignant.es, les étudiant.es qui vivent des situations de sexisme, de racisme et de violences psychologiques et sexuelles n’ont que très peu de recours. C’est dans cette perspective que nous revendiquons le salaire étudiant. En tant que stratégie politique qui contribuerait à modifier les rapports de pouvoir au sein de l’institution scolaire en assurant aux étudiantes non seulement une emprise sur leurs conditions de travail, mais également un levier de pouvoir à partir duquel s’organiser collectivement contre les agressions sexuelles.
Il s’agit surtout par cette critique d’esquisser les contours d’une authentique lutte féministe qui réunirait, en toute solidarité, barmaids et étudiantes, contre la violence sexuelle qui repose sur le travail reproductif gratuit. Que celle-ci se manifeste à l’intérieur ou à l’extérieur de l’école, au comptoir du bar ou dans une salle de classe, nous sommes d’avis qu’une lutte contre cette violence sexuelle nécessite une politisation féministe adéquate du travail. À cet égard, l’analyse formulée par les CUTE et l’appel à une lutte et une grève des femmes nous apparaît tout à fait intéressante. En effet, le travail non payé effectué par les stagiaires des domaines traditionnellement féminins et l’augmentation de la charge de travail gratuit des barmaids commandée par la campagne ‘’Commande un Angelot’’ sont tous deux directement liés à la non-reconnaissance du travail reproductif. De plus, considérant qu’il s’agit d’une campagne institutionnelle « féministe » entérinée par l’État qui cible la violence vécue par les étudiantes hors des murs de l’école, nous croyons qu’il est pertinent ici d’invoquer la proposition novatrice des CUTE d’« inscri[re] les luttes étudiantes dans les luttes féministes, plutôt que l’inverse, ce à quoi nous a habitué.es le mouvement étudiant dans les dernières années. Les féministes étudiantes ont tout avantage à ouvrir les hostilités avec l’État sur le terrain de la reproduction, dont l’école est un lieu incontournable. Politiser le travail étudiant contribue à appréhender toute l’étendue du travail reproductif gratuit et ses implications dans l’accumulation capitaliste au sein de la division internationale du travail.
Cette lutte constitue donc le volet étudiant de la lutte pour la reconnaissance du travail de reproduction, notamment celui des ménagères, des parents, des travailleuses du sexe et des travailleurs.euses migrant.es.»[5] À cette liste s’ajoutent, selon la thèse défendue ici, les employé-es de bar ou les barmaids dont le lieu de travail, le bar (étudiant), s’inscrit sur le terrain du travail de reproduction, dans la mesure où il permet à l’étudiant-e de se détendre, boire ou danser après une journée de travail – impayé – à l’école. Autrement dit, nous considérons que l’espace du bar permet la reproduction de la force de travail étudiante et ce, grâce à une réserve de main-d’œuvre principalement féminine soumise aux impératifs du système de salaire à pourboire et du travail reproductif gratuit. La campagne « Commande un Angelot » reconduit paradoxalement cette division sexuelle du travail en cherchant à mettre en application un protocole d’intervention qui impose aux barmaids une lourde charge de travail supplémentaire non payée, comme le laissent entendre les propos du chargé de projet Étienne Racine :
« Dès qu’une personne commande un Angelot au bar, un membre du personnel l’invitera à se rendre dans un ”endroit sécuritaire”, à l’abri des regards de la clientèle du bar. Il lui demandera ensuite quels sont ses besoins (appeler un ami, un moment pour décompresser, prendre un taxi, etc.). Le membre du personnel tentera ensuite de mettre en œuvre dans la mesure du possible les demandes exprimées par la personne ayant commandé un Angelot. Il remplira finalement un formulaire d’intervention dans lequel il décrira brièvement sa prise en charge. En aucun cas, la personne demandant de l’aide n’aura à se justifier ou à expliquer sa situation. La formation sur le protocole se déclinera en quatre courtes vidéos de formation qui seront obligatoires pour chaque membre du personnel des bars partenaires .»[6]
Afin de démontrer les limites de l’intervention « Commande un Angelot » comme moyen de lutter contre les agressions sexuelles et de mettre en lumière le continuum qui existe entre le travail reproductif gratuit effectué par les étudiantes et les barmaids, dont les agressions sexuelles sont partie intégrante, nous partagerons l’expérience d’une étudiante devenue barmaid pour payer ses frais de scolarité. La classe des femmes n’étant pas une catégorie homogène, il va de soi que chaque barmaid se forge ses propres expériences des milieux de travail que sont les tavernes, les brasseries, les night-clubs et les restaurants. Ces espaces étant toutefois structurés autour de la division sexuelle, il est possible d’envisager ce type particulier de travail sous un cadre d’analyse qui éclaire, d’une part, la nature reproductive de leur travail en tant qu’activité économique associée aux rôles traditionnellement féminins et, d’autre part, les logiques intersectionnelles qui configurent l’ensemble de leur rapport au travail.
Récit d’une barmaid : l’expérience de Marie-Pier
L’affirmation du caractère singulier des phénomènes matériels ayant façonné mon expérience de travailleuse repose ainsi sur une mise en perspective de la dimension collective du travail de barmaid, qui tient compte des formes d’exploitation et d’appropriation spécifiques des femmes par les hommes en régimes patriarcal et capitaliste.[7]
J’ai d’abord exercé le travail de serveuse, et ensuite celui de barmaid, pour payer mes études universitaires et survivre économiquement pendant mes premières années de baccalauréat. Ce travail était attrayant, puisqu’il me permettait d’économiser rapidement de l’argent par l’intermédiaire d’un système de pourboire grâce auquel je pouvais me consacrer à mon travail gratuit d’étudiante. J’ai surtout été engagée sur une base saisonnière, l’été étant la période de l’année où je vendais librement ma force de travail, dans des usines-bars – nommément le Saint-Sulpice, – qui disposent de terrasses immenses pouvant accueillir des centaines de personnes. Mes horaires variaient fréquemment, mais comme les bars comptent généralement sur une clientèle de nuit pour amasser du profit, ils avaient tous en commun de se dérouler en soirée. J’appartenais à des équipes de travail principalement constituées de femmes, qui devaient répondre aux exigences de patrons masculins, les hommes occupant généralement les postes de pouvoir dans l’industrie du bar et de la restauration. Nous menions à terme des quarts de travail exigeants, autant moralement que physiquement, où nous devions marcher de longues heures sans pause pour s’asseoir, manger ou se reposer, tout en gardant le sourire et l’énergie nécessaires à l’obtention d’un pourboire convenable. Les tâches à accomplir s’étendaient du contact avec les clients et à la production des boissons commandées, en passant par l’encaissement de l’argent associé à la vente, jusqu’au nettoyage de l’ensemble du bar. Étant donné la configuration même du bar, qui intervient directement sur les conditions de travail de celles qui l’exercent en les confinant dans un espace où elles doivent obligatoirement interagir avec une clientèle majoritairement masculine, nous devenons également des infirmières, des psychologues, des ménagères et des objets sexuels effectuant plusieurs tâches invisibles qui sont partie intégrante de notre travail, mais pour lesquelles nous n’obtenons pas directement rémunération.[8]
État, patron, client : qui paye les barmaids ?
Depuis le 1er mai 2017, le taux pour les travailleurs et travailleuses rémunérés au pourboire est de 9,45 $, soit 1,80 $ de moins que les autres travailleurs salariés au salaire minimum. Alors que ces derniers ont bénéficié au cours de l’année d’une hausse de cinquante sous l’heure, les employés à pourboire n’ont obtenu quant à eux qu’une augmentation de vingt sous. Cette disparité salariale repose sur des fondements idéologiques liés à la division sexuelle du travail, que l’on ne peut s’empêcher de souligner une fois que l’on constate la place majoritaire occupée par les femmes au sein de ce groupe salarial. Si le salaire minimum des barmaids est effectivement très bas, c’est qu’il dépend également d’un pourboire sans lequel celles-ci ne parviendraient jamais à vivre adéquatement. La norme sociale veut qu’elles s’attendent à recevoir au moins un pourboire équivalent 15 % du montant de la vente effectuée. Ce n’est donc pas le patron, mais bien le client qui devient l‘employeur en ayant une mainmise sur le salaire des employé.es.
Au Québec, le pourboire doit obligatoirement être déclaré en fonction des ventes enregistrées par l’employeur à un taux de 8 %, fixé par la Loi sur les impôts.[9] Or les travailleuses et les travailleurs sont imposé.es sur les pourboires calculés, peu importe qu’ils aient été, ou non, attribués. Les clients insatisfaits du service, c’est-à-dire des tâches performées, depuis le sourire jusqu’à l’échange d’argent, interviennent donc directement sur le salaire octroyé, que celles-ci et ceux-ci devront malgré tout déclarer au gouvernement. C’est cette triple dépendance au patron, au client et à l’État, qui transpose le salaire en système de compétition entre femmes et en course effrénée au pourboire. Que l’employeur puisse désormais imposer aux barmaids des tâches liées au travail du care entourant la prise en charge des agressions, sans leur octroyer la rémunération qui devrait y être associée, est une manière de plus d’exploiter leur force de travail et, surtout, de masquer le fait que leur travail repose sur un rapport d’agression quotidien.
Veux-tu étendre un salaire sur mes brûlures?
La campagne « Commande un Angelot » propose donc un modèle de prévention de la violence sexuelle fondé sur une charge de travail reproductif gratuit imposée par l’État et le patronat. Celle-ci repose presque entièrement sur la force de travail des femmes, soit les barmaids et les étudiantes, ultimement responsables de la « prévention » de la culture du viol dans ce scénario paternaliste. L’initiative mine ainsi toute forme de solidarité possible entre ces femmes, dont l’agentivité économique et le pouvoir de subversion politique s’écroulent sous le poids d’une charge de travail non reconnue sous-jacente à la division sexuelle du travail. Alors que le fossé économique qui oppose en apparence barmaids et étudiantes continue de se creuser, les bars étudiants accumulent du capital à l’aide d’une campagne « féministe » leur assurant une image publicitaire désormais plus « sécuritaire ».
La campagne limite aussi la question des agressions sexuelles au cadre des bars, au contexte de fêtes, de consommation d’alcool et de drogue. Ainsi, les agressions sexuelles continuent à se présenter avec la bonne excuse des dérapages occasionnés par l’intoxication. Un glissement entre “pourquoi n’as-tu pas porté plainte” vers “pourquoi n’as-tu pas commandé un angelot?” Pourtant, ce sont bien plus les rapports de dominations opposant les catégories homme et femme, amplifiées dans les relations prof-étudiante / bosse-employée qui perpétuent les agressions.
C’est pourquoi nous considérons qu’une authentique lutte solidaire contre les violences sexuelles vécue par les étudiantes, autant à l’école qu’au bar, doit d’abord passer par la reconnaissance du travail étudiant. La stratégie du salaire permettrait non seulement de rompre avec le modèle institutionnel de “l’étudiante-victime”, mais de permettre à celles-ci de reprendre le contrôle sur leurs conditions de travail. Le statut de travailleuse rendrait ainsi possible la création d’un rapport de force qui s’étendrait au-delà des murs de l’école en contribuant à mettre en place une organisation collective avec les barmaids sur le terrain du travail de reproduction et de la grève générale des femmes.
Marie-Pier Tardif
Michelle Paquette
Cet article a été publié dans le numéro de l’automne 2017 du CUTE Magazine.
Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.
Site web harcelementsexuel.ca : « La campagne “Sans oui, c’est non !” vise la prévention des violences à caractère sexuel, dont le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles auprès des communautés universitaires et collégiales. Elle a pour objectif de sensibiliser la communauté universitaire et collégiale à l’importance du consentement, et aux signes qui y sont associés; à outiller les personnes à réagir adéquatement lorsque témoins de violence sexuelle et à publiciser les ressources pour les victimes de violence à caractère sexuel. La campagne est une initiative conjointe des établissements postsecondaires et des associations étudiantes partenaires et elle est appuyée par le BCI (Bureau de coopération interuniversitaire) ainsi que par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur et le Secrétariat à la condition féminine. » ↩︎
Site web : cegepsherbrooke.qc.ca/fr/contrelesviolencessexuelles : « Initiative conjointe du Cégep de Sherbrooke et de l’Association étudiante du Cégep de Sherbrooke (AÉCS), “Ni viande ni objet” est une campagne multiplateforme de sensibilisation et de prévention des violences à caractère sexuel déployée auprès de la communauté étudiante collégiale. “Ni viande ni objet” vise à : promouvoir les comportements adéquats (respect, consentement, égalité, soutien, ouverture) à adopter dans les relations personnelles et en public; offrir de l’information, de la formation et des ressources de soutien pour les étudiantes et les étudiants; à mobiliser les différents partenaires et organismes régionaux dans l’atteinte d’un objectif commun : changer les mentalités et offrir des outils pour contrer les actes de violences sexuelles. Cette campagne répond à un besoin exprimé par les étudiantes et les étudiants : la nécessité de s’informer sur cette problématique, à laquelle ils sont confrontés au quotidien. » ↩︎
Voir www.harcelementsexuel.ca/initiatives-commande-un-angelot/ ↩︎
Le Resto-Bar La Maisonnée à proximité de l’Université de Montréal et le Pub Universitaire de l’Université Laval sont les partenaires officiels de la campagne. ↩︎
Amélie Poirier et Camille Tremblay-Fournier, « La grève des stages est une grève des femmes », Françoise Stéréo, 23 mai 2017, francoisestereo.com/greve-stages-greve-femmes. ↩︎
Échange par courriel avec Étienne Racine, chargé de projet de la campagne « Commande un Angelot ». ↩︎
C’est ce que Colette Guillaumin nomme le sexage, qui consiste en l’appropriation matérielle de la classe des femmes par les hommes, sur le plan de « a) l’appropriation du temps ; b) l’appropriation des produits du corps ; c) l’obligation sexuelle ; d) la charge physique des membres invalides du groupe (invalides par l’âge – bébés, enfants, vieillards – ou malades et infirmes, ainsi que des membres valides de sexe mâle. » Citation tirée de l’article «Pratique du pouvoir et idée de Nature (1) L’appropriation des femmes », paru dans la revue Nouvelles questions féministes en 1978. ↩︎
Voir à ce sujet l’ouvrage de Silvia Federici, Point zéro : propagation de la révolution : salaire ménager, reproduction sociale, combat féministe (2016), dans lequel l’auteure aborde l’ensemble des tâches liées au travail reproductif gratuit effectué par les femmes, qui sont invisibilisées au profit d’un rapport de domination les faisant apparaître comme des devoirs naturels conjugaux. ↩︎
Pour consulter la règle sur l’attribution et la déclaration des pourboires, se reporter au lien suivant qui se trouve sur le site de Revenu Québec : www.revenuquebec.ca/fr/citoyen/situation/pourboires/pourboire/declaration.aspx. ↩︎