Par Louise Toupin, Enseignante retraitée de l’UQAM et chercheuse indépendante. Sa militance féministe remonte au Front de libération des femmes du Québec (1969-1971). Elle est l’une des cofondatrices des éditions Remue-ménage en 1976[1].

La lutte actuelle des CUTES pour faire reconnaître le travail étudiant et celui des stagiaires non rémunéré.e.s dans les domaines d’emploi traditionnellement féminins peut se réclamer d’un ancêtre en ligne directe: le mouvement du salaire au travail ménager et sa perspective de lutte. Plus particulièrement celle du Collectif féministe international (1972-1977). Voyons cet héritage.

L’ITALIE, BERCEAU DU MOUVEMENT

Tout commence en juillet 1972, à Padoue en Italie. Mariarosa Dalla Costa, une militante politique enseignant à l’Université de Padoue, organise une rencontre où elle soumet à une vingtaine d’autres militantes un texte pour discussion. Ce texte, Donne e sovversione sociale (Les femmes et la subversion sociale[2]), allait être la bougie d’allumage de la fondation du Collectif féministe international (1972-1977), lequel mènera à la formation du mouvement international du salaire au travail ménager. Ces militantes provenaient d’Italie, mais aussi du nouveau mouvement de libération des femmes de la mouvance marxiste hétérodoxe d’Angleterre, des États-Unis et de France, toutes nourries des écrits et des luttes des mouvements anticolonialistes, des droits civils, étudiant et opéraiste[3] italien.

À l’issue de la rencontre, un manifeste est lancé, inspiré du texte de Dalla Costa, et à partir duquel se formeront ensuite divers collectifs du salaire au travail ménager en Angleterre, en Italie, aux États Unis, au Canada anglais, en Allemagne et en Suisse. Le travail des femmes y est analysé de manière tout à fait inusitée, et inaugure une aire inédite de luttes ainsi qu’une nouvelle stratégie : les luttes ne devaient plus s’organiser seulement dans l’univers du travail classique, l’usine et le bureau, mais depuis l’univers de la cuisine, de la maison, du quartier et de la communauté, incluant l’école, univers qualifié d’ « autre usine », l’ « usine sociale ». Les femmes en étaient le pivot. Or cette usine sociale est dissimulée derrière l’usine « économique ». Elle cache en réalité l’exploitation du travail gratuit et invisible des femmes à la maison, lequel contribue à la productivité même du système économique capitaliste, une productivité basée sur l’extorsion de ce travail. En effet, on découvrait dans ce travail invisible « l’autre pôle de l’accumulation capitaliste, l’autre voie par laquelle elle passe, c’est-à-dire la production et la reproduction de la force de travail [4]».

L’ÉCOLE, PROLONGEMENT DU FOYER

L’école, dans cette perspective, est conçue comme un des lieux les plus importants de la reproduction de la force de travail, même si le lieu central demeure le travail invisible fait à la maison. C’est sur ce travail en effet « que s’appuie ensuite celui qui se poursuit à l’école », écrira Maria Pia Turri, une militante du groupe de Padoue du salaire au travail ménager. Elle poursuit : « Derrière l’élève qui arrive à l’école, propre, les vêtements lavés et repassés et le ventre plein, il y a une femme qui a déjà fourni une somme de travail considérable. Or ce travail gratuit n’a jamais été reconnu». Et c’est ainsi qu’on peut dire que le travail ménager se déroule « à la fois en amont, autour et à l’intérieur de l’école [5]».

L’enseignement en effet profite de la haute spécialisation acquise par les femmes par un long processus d’apprentissage qui débute dès leur plus jeune âge. Celles qui enseignent se retrouvent massivement à l’école primaire, niveau scolaire comportant bon nombre de tâches affectives et psychologiques non rémunérées qui ont leur pendant dans le travail domestique et familial. Les personnes qui n’enseignent pas, comme les concierges, sont reléguées aux « travaux de femmes ». Les secrétaires pour leur part, effectuent nombre de tâches d’ « épouses de bureau ». Il y a donc une spécificité des conditions de travail des femmes à l’école qui renvoie au travail ménager et reproductif gratuit. Quarante ans plus tard, les CUTE découvraient là tout un « matrimoine » de pensée où puiser un argumentaire solide pour déployer leurs luttes.

Au milieu de la décennie 1970, cette analyse était tout à fait nouvelle et comportait des implications politiques et stratégiques majeures. Jamais auparavant ni la place des femmes dans l’organisation sociale et dans l’école, ni leur travail n’avaient été vus de cette manière : on ne parle plus d’expression « naturelle » de la féminité, mais bien d’un travail qui englobe l’ensemble des activités humaines par lesquelles la vie est produite et reproduite. Plus exactement, on parle du travail qui consiste à fournir à la société des êtres humains qui peuvent fonctionner jour après jour, c’est-à-dire du travail de produire, reproduire, renouveler et restaurer la force de travail des individus. Bref, de créer et de maintenir la vie et le tissu social, d’offrir des soins aux personnes, d’éduquer et de socialiser les enfants et de produire des citoyen.e.s. Il s’agit d’un travail de « reproduction sociale », comme on le qualifie maintenant, lequel constitue la précondition de la productivité du travailleur salarié. Et c’est ce travail qui définit la place des femmes dans la famille, et aussi ailleurs dans la société: « Les femmes ne sont pas seulement le ‘’cœur de la famille’’, elles sont aussi le ‘’cœur du capital’’ », écriront Gisela Bock et Barbara Duden du collectif allemand du salaire au travail ménager[6].

Même si ce travail et les rapports sociaux qu’il implique se déclinent fort différemment selon les classes sociales, les provenances géographiques, les appartenances culturelles, ethniques, sexuelles ou « raciales », il était vu par les militantes du mouvement comme étant « le plus petit dénominateur commun parmi toutes les femmes de tous les pays ».

UNE THÉORIE CONÇUE POUR L'ACTION

Autre singularité du système de pensée du salaire au travail ménager : il s’agit à la fois d’une théorie conçue pour l’action, et à la fois d’un outil pour les luttes, les deux réunis dans un même élan, dans un projet d’émancipation. Cette singularité du mouvement, on la retrouvait aussi dans la conclusion politique tirée de cette forme d’exploitation qu’est le travail ménager gratuit et invisible : si la famille est un centre de production, essentiel au capitalisme et à la vie même, elle peut aussi être un centre de subversion. La singularité se retrouvait de même dans la nouvelle aire de luttes qui était proposée : si les femmes refusent d’y travailler et se joignent aux autres femmes pour lutter contre toutes les situations qui présupposent que les femmes restent à la maison et sont en disponibilité permanente au service de la famille 24 heures sur 24, elles peuvent alors déstabiliser l’un des piliers qui portent l’actuelle organisation capitaliste du travail, à savoir la famille patriarcale. Elles peuvent détruire le rôle de ménagère et subvertir le processus d’accumulation du capital.

La contre-stratégie proposée, « depuis la cuisine [7]», s’incarnait dans une campagne et un slogan : « Salaire au travail ménager ». Ou sa variante, plus révélatrice de l’esprit de la campagne : « Salaire contre le travail ménager [8]». Ce dernier slogan soulignait plus nettement la volonté de subvertir ce rôle imposé aux femmes et non de le consolider, comme l’objectaient les opposant.e.s à cette stratégie, qui s’entêtaient à parler d’un « salaire à la ménagère ». Le libellé du slogan était d’ailleurs explicite : il s’agissait de salarier un travail, quelle que soit la personne qui l’exécute, ce qui « dégenrait » la proposition, ouvrant ainsi aux hommes l’accès à ce travail, et la possibilité d’y recevoir un salaire.

LE SALAIRE COMME RÉVÉLATEUR DU TRAVAIL INVISIBLE DES FEMMES

Pour le mouvement international du salaire au travail ménager, le slogan du salaire n’a jamais été pensé ou articulé en termes de plateforme politique de revendications, avec données chiffrées et stratégies de lobbying ciblées, du moins durant la période 1972-1977. La revendication se voulait « une base, une perspective de départ [9]» pour politiser le travail ménager et de reproduction sociale, pas une fin en soi.

Sa puissance mobilisatrice résidait dans son potentiel symbolique et sa capacité de dévoiler l’étendue de l’invisibilité et de la gratuité du travail reproductif sur Terre, cette « racine matérielle de notre dépendance [10]», et le profit qui était tiré du labeur des femmes. Il s’agissait de couper symboliquement le cordon ombilical qui relie le travail domestique à la « nature » des femmes. Bref, la revendication d’un salaire se voulait un révélateur du travail invisible, un outil de mobilisation et de conscientisation.

Ce dédommagement, revendiqué en termes de salaire, comportait un potentiel subversif certain dans l’esprit des militantes, signifiant dans les faits non seulement un changement des conditions du contrat de l’institution matrimoniale et du rapport de pouvoir patriarcal qui lui était sous-jacent, mais aussi un bouleversement des mesures traditionnelles du salaire et du travail au fondement du système capitaliste. Le tout en s’attaquant à la division hiérarchique du travail entre salarié.e.s et non salarié.e.s, entre le travail de production des biens et le travail de production et de reproduction de la force de travail des individus. C’était s’attaquer à la division hiérarchique hommes-femmes, et à l’organisation du travail dans son ensemble. Il s’agissait, avec cette revendication, de « miner le capitalisme » et non à s’y inscrire. Il impliquait une réappropriation de la richesse sociale produite gratuitement et sa redistribution.

Il faut noter que la revendication pouvait s’articuler de moult manières, sous plusieurs formes, et s’étendre aux conditions d’exercice du travail de reproduction au sens large, comme les luttes en faveur de l’avortement et de la contraception, les dénonciations de certaines pratiques d’obstétrique et de gynécologie, la création de centres d’auto-santé. La revendication pouvait servir aux mobilisations visant à rendre visible le travail de reproduction sociale inhérent à l’école, cette dernière étant vue comme un lieu de recomposition politique des femmes qui y gravitaient autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. La revendication pouvait aussi s’exprimer dans le droit à des logements salubres et abordables, à des services de proximité, aux espaces verts, à l’air pur, aux garderies accessibles aux femmes au foyer et sous leur contrôle, et à toute socialisation du travail ménager susceptible de réduire le temps de travail. Bref : « Il n’y a pas une seule manière d’exprimer notre demande de salaire ménager », résumait le collectif du salaire au travail ménager de Genève, L’Insoumise : « Sur la médecine, sur les services sociaux, partout on peut s’organiser dans la perspective du salaire ménager ».

UNIR LES FEMMES

Un grand objectif sous-tendait la perspective de pensée du salaire au travail ménager : celui d’unir les femmes. Unir les femmes par-delà les divisions qui les séparent. Selon l’une des formules du mouvement, « La ménagère à temps plein est la secrétaire ou l’infirmière d’aujourd’hui et la serveuse d’hier ou de demain ». Celles qui étaient salariées redevenaient des ménagères une fois rentrées à la maison, après avoir œuvré le jour dans des secteurs spécialisés associés au travail domestique. Les femmes salariées et non salariées se trouvaient en réalité à être les mêmes personnes. D’où le slogan qui circula beaucoup à l’époque : « Toutes les femmes sont d’abord ménagères». L’analyse de l’école comme prolongement du foyer et comme lieu de reproduction de la force de travail ouvrait de toutes nouvelles perspectives de lutte, dont celle de « dégager les intérêts communs des femmes […] en brisant la division fondamentale entre femmes salariées et non salariées ». Il s’agissait donc de faire de l’école un lieu d’organisation et de lutte avec les autres femmes pour détruire les rôles qui les maintiennent divisées, plus spécifiquement « le rôle féminin basé sur le travail gratuit[11]».

La mobilisation autour de l’exploitation du travail gratuit constituait donc une force potentiellement très rassembleuse. Là résidait une possibilité d’alliances au-delà des différences qui divisent la catégorie femmes, estimaient les militantes. Elle fournissait un fil conducteur reliant plusieurs aspects autrement incompréhensibles de la situation discriminatoire vécue par des femmes et leur persistante pauvreté sur Terre. Elle mettait en relation diverses composantes de la vie des femmes en en faisant voir les continuités, et en en proposant une compréhension globale pour lier luttes féministes et luttes anticapitalistes. Comme l’exprimait Silvia Federici, l’une des cofondatrices du Collectif féministe international en 1972, la perspective du salaire au travail domestique nous a « permis de penser ensemble un ensemble hétérogène d’activités - comme les travaux domestiques, l’agriculture de subsistance, le travail du sexe, des soignant-e-s, de l’éducation formelle et informelle - et de les reconnaître comme des moments de la reproduction sociale, de la force de travail [12]».

LIBÉRER UNE STRATÉGIE DE LUTTE

Au total, le salaire au travail ménager est demeuré davantage une perspective générale de lutte, une perspective « qui libère une stratégie de lutte », qu’une revendication formelle. Et de fait, la revendication a été un outil de sensibilisation sans pareil, un slogan pour rendre visible le travail invisible des femmes, pour dévoiler son prolongement dans la sphère publique, son contenu multi-tâches, ses multiples sites, et aussi la pauvreté des femmes et leur situation de dépendance financière.

Durant la période étudiée, les groupes du Collectif féministe international d’Italie, d’Angleterre, des États-Unis, du Canada anglais, d’Allemagne et de Suisse, ont traduit la théorie dans plusieurs mobilisations et dans plusieurs espaces sociaux, où chaque thème ou lieu de lutte devenait autant d’occasions de politiser tel ou tel aspect du travail de reproduction sociale qui apparaissait porteur de la revendication d’un salaire pour/contre le travail ménager. Ainsi en fut-il pour les allocations familiales et d’aide sociale, l’avortement et la santé des femmes, les sexualités, les équipements collectifs, l’école, les refuges pour femmes, les situations des infirmières, enseignantes, serveuses, mères lesbiennes, secrétaires et prostituées, etc. Chacune de ces luttes était vue et analysée à travers la lunette du travail, jusque là invisible. Dans chacune d’elles, des liens étaient établis avec le travail invisible et gratuit des femmes à la maison. C’était là l’axe central des mobilisations.

QUELLE RÉSONANCE AUJOURD'HUI ?

Ma préoccupation de départ à l’origine de mon livre sur l’histoire du Collectif féministe international s’exprimait dans cette question: comment ce mouvement, vieux de plus de 40 ans maintenant, peut-il trouver résonance aujourd’hui ? Comment cette pensée peut-elle être réinvestie et offrir des outils d’analyse pertinents pour aborder la division sexuée du travail, la critique des systèmes dominants et des différents rapports sociaux qu’ils engendrent ?

À l’automne 2016, quelle ne fut pas ma joie de voir cette perspective revivre à nouveau dans la création des CUTE, et servir d’argumentaire à la revendication de la reconnaissance monétaire des stages étudiants dans les domaines de travail traditionnellement féminins, jusqu’ici « bénévoles », et celle d’un salaire étudiant ! Les CUTE ont trouvé dans cette perspective une richesse de pensée où puiser des outils pour l’action. Ce chapitre oublié de l’histoire des luttes féministes et son trésor d’idées heuristiques sont enfin reconnus et incarnés dans des luttes actuelles, et relancent du fait même les luttes sur le terrain de la reproduction sociale.

Les analyses et les luttes des CUTE sont filles de la stratégie du salaire au travail ménager. Elles constituent le volet étudiant de la lutte pour la reconnaissance du travail de reproduction. Il s’agit d’une lutte pour rendre visible un travail ! « Ras-le-bol d’être bénévole ! » Les CUTE n’ont jamais cru si bien dire !


  1. Louise Toupin est entre autres l’auteure de Le salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale, 1972-1977, Remue-ménage, 2014 (traduit en anglais en 2018 chez UBC Press et Pluto Press sous le titre : Wages for Housework : A History of an International Feminist Movement, 1972-77.). Avec Camille Robert, elle a codirigé Travail invisible. Portraits d’une lutte féministe inachevée, Remue-ménage, 2018. ↩︎

  2. Voir Mariarosa Dalla Costa, « Les femmes et la subversion sociale », dans Mariarosa Dalla Costa et Selma James, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, paru en italien et en anglais en 1972, et en traduction française en 1973 aux éditions Librairie Adversaire de Genève. ↩︎

  3. Il s’agit d’un courant critique du communisme italien des années 1960, appelé ensuite « marxisme autonomiste » ou « autonome ». ↩︎

  4. « Entretien avec Mariarosa Dalla Costa », dans Louise Toupin, Le salaire au travail ménager, op. cit. p. 329. ↩︎

  5. Maria Pia Turri, « L’école du point de vue des femmes », dans Louise Vandelac (dir.) L’Italie au féminisme, Paris, Tierce, 1978, p. 174. ↩︎

  6. Gisela Bock et Barbara Duden, « Labor of Love-Love as Labor. On the Genesis of Housework in Capitalism », dans Altbach, Edith Hoshino ed. From Feminism to Liberation, Cambridge, Mass. Schenkman Publishing Company, 1980, p. 186. ↩︎

  7. Voir Silvia Federici et Nicole Cox « Counter-Planning from the Kitchen », dans Altbach, Edith Hoschino, op.cit. p. 271-286. ↩︎

  8. Voir Silvia Federici, Wages against Housework, Bristol et Londres, Power of Women Collective et Falling Wall Press, 1975. ↩︎

  9. Mariarosa Dalla Costa et Selma James, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, op. cit., p. 71, n°17. ↩︎

  10. Lotta Femminista de Modène, « Émilie : services sociaux », dans Collectif L’Insoumise, Le foyer de l’insurrection. Textes sur le salaire pour le travail ménager. Genève, Collectif L’Insoumise, 1977, p. 21. ↩︎

  11. Maria Pia Turri, op. cit., p. 178. ↩︎

  12. En marge de Caliban et la sorcière de Silvia Federici. Entretiens avec l’auteure. Montréal, La Sociale, 2014, p. 14. ↩︎

Cet article a été publié dans le numéro de l'hiver 2019 du CUTE Magazine. Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.