[Qui doit payer la rémunération des stages?]

Par Annabelle Berthiaume et Kaëlla Stapels

Depuis le début de la campagne des CUTE il y a deux ans, on nous pose souvent la même question: combien représente la rémunération de tous les stages et, plus largement, du salaire étudiant? C'est normal, on sait bien que l'argent, c'est le nerf de la guerre ! Certain.e.s choisissent de balayer nos revendications du revers de la main en prétextant que notre demande serait «déraisonnable», dans un contexte où les budgets gouvernementaux sont réduits. D'autres, en faveur de la rémunération, croient que l'argument économique servirait d'arme pour légitimer notre discours, comme si un chiffre précis permettait de rendre notre revendication «acceptable». Pourtant, on sait bien que l'argument économique n'est jamais suffisant pour convaincre qui que ce soit. Maintenir les stages non rémunérés demeurera toujours la solution la moins coûteuse aux yeux des employeurs, du gouvernement et des établissements d'enseignement !

Que répondre alors? Et si la question était mal posée ?

Combien ça coûte ?

En 2013, on estimait à 500 000 le nombre de stages non rémunérés au Canada[1]. Au Québec, entre 55 000 et 60 000 étudiant.e.s effectueraient un stage sans salaire dans le cadre de leur formation[2]. Et ces chiffres ne tiennent pas compte de la multiplication des offres de stages particulièrement dans les domaines des arts et de la culture, après l'obtention d'un diplôme.

Comme nous avons trop peu de chiffres pour documenter avec précision la situation des stagiaires au Québec ou au Canada, il nous est difficile d'évaluer le coût que représente la rémunération de tous les stages. En effet, trop de variables doivent être prises en considération: le nombre de stagiaires par programme, le matériel exigé par les milieux de stage (téléphone cellulaire, voiture, fourniture scolaire, instruments, etc.) ou encore le nombre d'heures de stages d’un même programme qui peut varier d'une institution à l'autre. Pour toutes ces raisons, les études publiées à ce jour visant à évaluer les coûts de cette revendication demeurent toujours incomplètes.

Par exemple, du côté de l'Association des étudiantes sage-femmes du Québec, on estime qu'environ 21 140 $ sont nécessaires pour couvrir les dépenses obligatoires liées uniquement aux stages effectués durant la formation en pratique sage-femme, en plus des frais de scolarité et autres coûts liés[3]. En enseignement, la Campagne de Revendication et d’Actions Interuniversitaires des Étudiant-es en Éducation en Stage (CRAIES) a chiffré sa revendication à 330$ par semaine pour «compenser» les stagiaires lors de leur dernier stage de trois mois en éducation[4].

Mais, cette compensation, comme son nom l'indique, n'est pas une rémunération. Elle vise plutôt à dédommager les stagiaires pour les heures de travail salariées, heures impossibles à accomplir pendant le stage. La compensation, comme la couverture des dépenses encourues, ne formalise aucune reconnaissance du travail accompli par les stagiaires. Surtout, ces propositions ne garantissent aucune protection par les Normes du travail, par exemple, en cas d'agression, de harcèlement ou d'accident de travail[5]. Sans encadrement légal, les montants sont arbitraires et peuvent varier en fonction du programme d'études ou de l'employeur, en plus du fait qu'une compensation n'est pas indexée au coût de la vie - et qu'elle peut être coupée à n'importe quel moment !

Même s'il nous est difficile d'évaluer le coût de notre revendication, on sait que la raison pour laquelle nous n'avons pas encore obtenu gain de cause, c'est plutôt une question de rapport de force. Parce qu'on sait qu'il y en a, de l'argent, lorsqu'on apprend par exemple que le salaire des 10 000 médecins spécialistes augmentera de 11,2 % jusqu’à 2023. À elle seule, cette augmentation représente environ 2 milliards de dollars et s'ajoute à une rémunération qui occupe déjà 20% du budget de la santé...[6] Difficile à croire que la rémunération des 60 000 stagiaires atteindra un jour cette part du budget !

Qui va payer?

Une fois que l'on reconnaît que les stagiaires méritent un salaire, il reste la question «Qui va payer?». Dans bien des cas, il s'agit presque d'une question administrative puisque les milieux de stages non rémunérés sont, en grand nombre, financés en tout ou en partie par le public. Et même dans les entreprises privées, le gouvernement offre depuis des années des subventions et crédits d'impôt pour faciliter l'embauche des stagiaires pour les employeurs.

Que le salaire soit versé par l'établissement d'enseignement ou par le milieu de stage, il y a des avantages et des inconvénients. D'un côté, lorsque la rémunération est gérée par l’établissement d’enseignement, les stagiaires pourraient continuer de s'organiser à travers les associations étudiantes pour, par exemple, organiser des grèves et autres moyens de pressions pour collectiviser la défense des intérêts. Il pourrait ainsi y avoir une continuité dans la gestion des dossiers problématiques pouvant survenir en stage avec un.e superviseur.e de stage, que ce soit harcèlement, abus de pouvoir, etc. En même temps, l'établissement d'un programme universel de rémunération des stages qui passerait par les institutions scolaires pourrait faciliter, dans un second temps, l'élargissement de la rémunération à l'ensemble des études.

D’un autre côté, si la rémunération est assurée par le milieu de stage, comme c'est le cas par exemple dans la plupart des programmes en mode coopératif ou dans les programmes de génie, il serait plus facile de faire reconnaître socialement les stagiaires comme de véritables travailleur.euse.s. Cela créerait les conditions favorables à une solidarité avec les autres travailleur.euse.s dans le milieu et à s'organiser avec ses collègues. Après tout, les milieux de stage ont déjà plusieurs caractéristiques de l'employeur: ils font souvent des entrevues «d'embauche» de stagiaires, ils déterminent les besoins et le travail à accomplir, ils participent en tout ou en partie à l'évaluation, ils assurent le respect des horaires de travail, etc. Ainsi, il serait possible pour les stagiaires de s'organiser avec leurs collègues pour gérer immédiatement les situations touchant le milieu de stage, en se syndiquant par exemple, ou de faire valoir certains droits à l'aide de la Loi sur les normes du travail.

Bien plus qu'un salaire : un travail !

Au Québec comme à l'international, l'augmentation du nombre de stages non rémunérés est flagrante. Les différents employeurs comptent de plus en plus sur le travail de stagiaires pour absorber les effets de la crise économique et des politiques d'austérité. Pour cette raison, la campagne des CUTE vise à articuler la rémunération des stagiaires à l'argumentaire en faveur d'un réinvestissement massif dans les services publics, les programmes sociaux et culturels ainsi que les organismes communautaires qui ont vu leur budget fondre au cours des dernières années. Les écoles, garderies, hôpitaux, musées, organismes communautaires et culturels, principaux milieux pour les stagiaires non rémunéré.e.s, sont devenus des lieux où le travail gratuit des stagiaires est en constante augmentation.

En plus d'avoir des conséquences sur les stagiaires, ce système de cheap labor met ces dernier.ère.s en compétition avec leurs collègues, alors que les employeurs cherchent à réduire leurs frais d’exploitation en relégant certaines tâches des salarié.e.s à des stagiaires. C'est le cas, par exemple, dans un hôpital lorsqu'un.e stagiaire accomplit certains soins, diminuant ainsi la charge de travail de l’équipe soignante. C'est aussi le cas dans les projets communautaires lorsque le travail d'organisation d'un événement repose essentiellement sur la ou le stagiaire, permettant ainsi à l'organisme de maintenir ses activités malgré un budget serré.

Depuis les débuts de la campagne, les militant.e.s des CUTE affirment que la revendication d'un salaire pour les stages et les études est une stratégie, une étape dans une lutte plus large contre l’exploitation, pour la reconnaissance et la valorisation du travail gratuit. Comme bien d'autres tâches effectuées par les femmes (travail parental, proche aidante, travail du sexe, etc.), le travail des stagiaires non rémunérées est souvent dépolitisé et réduit au don de soi. C'est d'ailleurs ce que nous rappelaient, au printemps 2018, les travailleur.euse.s du réseau de la santé et des services sociaux épuisé.e.s alors qu'elles et ils accumulent surcharge de travail et heures supplémentaires obligatoires. Peut-on accepter collectivement l'épuisement de ces employé.e.s et des stagiaires sous prétexte que nous n'avons pas les moyens de leur donner un salaire et des conditions de travail décentes ?

Dans cette perspective, les syndicats et groupes de défense des droits des travailleur.euse.s ont tout intérêt à appuyer la lutte pour la reconnaissance et la rémunération des stagiaires. En effet, en reconnaissant que l'activité des stagiaires est un travail, on appuie l'idée selon laquelle ces tâches, qu'elles soient effectuées par des stagiaires ou d'autres employé.e.s, ne peuvent être négligées ou coupées. Et, à partir du moment où l'on considère que c'est effectivement du travail, il faudrait se demander comment pouvons-nous accepter que les stagiaires, parmi lesquel.le.s les femmes, les personnes issues de l'immigration et les parents étudiant.e.s, qui sont surreprésenté.e.s, soient toujours non-rémunéré.e.s !


  1. Ce chiffre inclut les stages durant et après la formation. Andrew Langille, “Why Canada Needs Better Labour Market Data and the Canadian Internship Survey”, Youth and Work Blog, 2013, http://www.youthandwork.ca/2013/10/why-canada-needs-better-labour-market.html. ↩︎

  2. Camille Dauphinais-Pelletier, "QS: des stages payés pour tous'', La Tribune, 24 novembre 2017, https://www.latribune.ca/actualites/qs--des-stages-payes-pour-tous-71df1b747b175038c865ed9390065653. ↩︎

  3. Association des étudiantes sages-femmes du Québec, "État des conditions financières des Étudiantes Sages-Femmes du Québec", Mémoire présenté au Ministre de la Santé et des Services sociaux Et à la Ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 20 février 2018, http://conaitreensemble.com/wp-content/uploads/2018/02/Mémoire-2018-version-dimanche-18.pdf. ↩︎

  4. Florence Breton, "Enseigner à blanc | Rémunération des stages en enseignement", Montréal Campus, 23 février 2016, http://montrealcampus.ca/2016/02/enseigner-a-blanc-remuneration-des-stages-en-enseignement/. ↩︎

  5. Les CUTE ont déjà produits plusieurs textes au sujet de la différence entre la rémunération et la compensation. Voir notamment: Camille Marcoux-Berthiaume, "Les stages, du travail sans droits", Le Devoir, 13 décembre 2018, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/515294/les-stages-du-travail-sans-droits. ↩︎

  6. Amélie Daoust-Boisvert et Marie-Michèle Sioui, «Les médecins spécialistes pourraient obtenir plus que les 2 milliards annoncés», Le Devoir, 17 février 2018, https://www.ledevoir.com/politique/quebec/520460/quebec-devoile-les-grandes-lignes-de-son-entente-avec-les-medecins-specialistes. ↩︎

Cet article a été publié dans le numéro de l'automne 2018 du CUTE Magazine.Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.