Lorsqu’on parle rémunération des stages et de reconnaissance du travail étudiant, on se trouve vite aux prises avec la question du contingentement des programmes d’études. La crainte d’une sélection plus serrée des étudiant.es dans des programmes qui ne sont pas présentement contingentés – exprimée par plusieurs lorsqu’on propose de rémunérer les stages et de valoriser la production étudiante en général – a des fondements sérieux qui méritent d’être explicités. L’objection habituelle va comme suit : «On aimerait bien sûr être payé.es pour le travail effectué en stage, on trouverait ça normal et juste, mais si c’est pour faire en sorte que les études supérieures soient encore moins accessibles qu’elles ne le sont actuellement, ça n’en vaut peut-être pas le coût». Un tel raisonnement est parfaitement légitime et n’est en rien contradictoire, il indique simplement que la revendication de rémunérer les stages perd tout son sens si elle ne s’inscrit pas dans une lutte pour l’accès universel à l’éducation. Du moins, c’est ainsi que les CUTE ont toujours considéré la chose, et c’est ce que nous montrerons ici en prenant l’exemple des débats actuels sur la valorisation de la profession enseignante et sur le possible contingentement de la formation en enseignement.

L’accès universel aux études, ce concept cité à tort et à travers par la gauche sociale-démocrate pour résumer sa vision des choses en matière d’éducation, ne peut pas être pris pour acquis. Il s’agit certes d’un but à atteindre et pour la réalisation duquel il vaut la peine de lutter, mais prétendre qu’une telle chose existe présentement serait un odieux mensonge. Un véritable accès universel à l’éducation devrait présupposer une vision contraire à la logique marchande d’une société capitaliste, pour laquelle il n’y a d’universelle que la mise en compétition entre intérêts individuels. Toutefois, le processus de sélection des individus en compétition et la stratification économique qui s’ensuit sont au fondement de notre organisation sociale : c’est parce que ses différentes parties sont en lutte que la société de classe parvient à fonctionner comme un tout cohérent. Lorsque la gauche réformiste parle d’accessibilité à l’éducation, c’est plus souvent qu’autrement pour aménager celle-ci à l’intérieur de l’ordre qui repose sur la compétition universelle.

Le contingentement des programmes de formation postsecondaire, qu’il soit revendiqué ouvertement par la gauche ou accepté comme un mal nécessaire, est un bon exemple de cette situation. Dans l’éventualité où l’éducation, par la mise en place de la gratuité scolaire ou même du salariat étudiant, serait accessible sur le plan économique, le principe de compétition continuera de s’affirmer sur un autre plan. La sélection des étudiant.es sur la base des notes obtenues au cours de leur parcours académique sert directement cette fin. La  performance académique, qui remplace ici la classe sociale, demeure un critère présidant à l’exclusion rendue nécessaire par l’organisation économique. C’est que la gauche réformiste, au fond, n’en a ni contre l’exclusion ni contre la régulation de la société par le principe de compétition. Son désaccord avec la droite concerne uniquement la nature du critère d’exclusion, et non pas l’idée que présuppose l’existence d’un tel critère, à savoir que la compétition entre les individus est ce qui assure le bon fonctionnement de la société et la pleine réalisation de ses membres. D’un côté, la droite défend l’idée qu’une éducation de qualité nécessite un investissement économique de la part des étudiant.es, faisant ainsi reposer la possibilité pour une personne d’accéder aux études supérieures sur son positionnement au sein de la lutte économique. De l’autre, la gauche considère que le financement de l’éducation devrait être assumé par l’État, ce qui aurait supposément comme conséquence d’empêcher l’application du principe de la compétition économique à la sphère de l’éducation. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, on trouve dans cette prémisse caractéristique de la social-démocratie comme dans celui de la droite néolibérale la même conviction que la qualité de l’éducation dépend de la lutte qui oppose les étudiant.es sur la base d’un critère de sélection et d’exclusion. Le critère des moyens financiers est simplement remplacé par celui de la performance académique, suivant une seule et même logique, celle de la compétition et de la distinction entre les étudiant.es au profit, supposément, de l’amélioration générale du système d’éducation.

En effet, la sélection à l’entrée des candidat.es se présente souvent comme permettant l’amélioration des programmes de formation et la valorisation de certaines professions. Par cette mise en compétition, les universités instaureraient une culture d’excellence. Par cet écrémage, les universités pourraient enfin augmenter leurs exigences face à une masse d’étudiant.es suffisamment “intelligent.es”. « C’est [au MELS, aux universités et aux syndicats] de garantir la qualité de la formation reçue par les enseignantes et de créer ce faisant une des nécessaires conditions de cette revalorisation de la profession. Les universités doivent pour cela se montrer soucieuses d’excellence et devenir sélectives à l’entrée des candidat.es qu’elles admettent en éducation »,[1] répète sur toutes les tribunes Normand Baillargeon, chroniqueur et ancien professeur en sciences de l’éducation, à propos des programmes de formation en enseignement. Et tout le monde semble s’accorder sur le charme de cet idéal méritocratique où plus rien ne discrimine les individus entre eux que leur talent “inné” et leur performance. Même Sylvain Mallette, président de la Fédération autonome de l’enseignement[2], soutient qu’« on ne peut pas être en désaccord avec le fait de rehausser les conditions pour permettre à quelqu’un d’entrer au bac en enseignement».[3] Rehausser les conditions, c’est rehausser la cote R minimale parce que les enseignantes doivent être des modèles sur le plan intellectuel et sur le plan moral, selon François Blais, ancien ministre libéral de l’Éducation qui rejette en même temps l’idée de réformer les programmes en enseignement.

La proposition de contingentement des programmes implique que certain.es d’entre nous possèdent déjà, avant la formation, la capacité à exercer un métier et qu’il ne s’agit pas d’une habileté qui s’acquiert, d’un ensemble de connaissances qui se transmettent. Le principe méritocratique naturalise la capacité à faire un travail et rend la question de la formation superflue. La responsabilité de l’amélioration de la formation par la réflexion sur le contenu des cours et sur les méthodes pédagogiques est évacuée et cela renforce la pression individuelle sur les étudiant.es. Dans cette perspective, si les étudiantes nouvellement sorties des facultés d’éducation abandonnent massivement l’enseignement dans les cinq premières années, c’est qu’elles ne sont pas suffisamment intelligentes et non que la formation les a mal préparées à affronter la violence du travail. Si les enfants n’apprennent pas, c’est que leurs enseignantes sont idiotes, et non qu’elles manquent de temps pour planifier leurs cours ou que leurs classes débordent. Le contingentement fait reposer les problèmes de l’éducation sur les individus pris isolément, sur leurs capacités intellectuelles plutôt que sur l’organisation du travail.

Au cours des dernières décennies, les mécanismes de sélection de l’école, plus précisément ceux de l’évaluation et de l’orientation des élèves, ont été renforcés au détriment des apprentissages, qui deviennent secondaires.[4] Par conséquent, le projet social-démocrate d’une éducation comme vecteur de mobilité devient caduc, et l’école continue à assurer la reproduction des catégories sociales existantes. Présentement, à cause de la compétition pour l’innovation technologique sur la scène internationale, on assiste à une accentuation de la « guerre des talents » orchestrée et mise en place par la droite depuis quelques décennies à travers les politiques néolibérales des États occidentaux et les pressions des grandes entreprises[5]. Elle est en même temps idéologiquement défendue par la gauche qui prétend que ce succès accordé selon le mérite individuel est la forme achevée de l’égalité des chances. Mais ce qu’on appelle ici mérite individuel n’est qu’une autre forme du privilège de classe en vertu duquel les études supérieures sont moins accessibles aux pauvres qu’aux nantis. La discrimination fondée sur l’éducation ou les capacités intellectuelles, loin de permettre un retour à un stade primordial et naturel du mérite, recoupe plutôt les inégalités économiques, culturelles, de sexe et de race qui sont des déterminations historiques de la société reposant sur la compétition universelle.[6] Derrière cette logique se trouve une vérité cynique et brutale : l’éducation n’est pas un droit, mais un privilège, que ce soit celui des plus nantis ou des plus méritants. Dans cette optique, l’éducation est, au pire, un service et un bien de consommation, au mieux, une marque de distinction culturelle, un bien symbolique dont il est bon d’entretenir la rareté et qu’une trop grande accessibilité réduirait à la médiocrité. L’emphase sur les capacités intellectuelles déjà acquises avant la formation fait perdre de vue la nécessaire réflexion sur la transmission à venir des connaissances et sur la démocratisation de cette transmission. À quoi sert donc la formation s’il est possible de déterminer à l’avance qui doit enseigner aux enfants, qui doit opérer les malades, qui doit plaider en cour?

Pour s’opposer à la sélection et à la hiérarchisation des individus en fonction de leurs prétendues capacités, un travail intellectuel axé sur la didactique, sur les conditions d’appropriation des savoirs par tous et par toutes s’impose. Ce travail de transformation de l’école ne peut qu’être le fruit de l’effort collectif des étudiant.es et des enseignant.es via la prise en charge par celles-ci des moyens de production de l’éducation. Pour y arriver, les étudiant.es doivent se sentir responsables des connaissances qu’ils et elles produisent à l’école; ils et elles doivent en avoir le contrôle. Cette responsabilité face aux savoirs produits dépend de la reconnaissance des étudiant.es comme producteur.trices de savoirs plutôt que comme bénéficiaires d’un service. Les études ne sont pas de l’ordre de la consommation mais de la production. De cette reconnaissance dépend un réel accès universel à l’éducation. C’est pour gagner une telle reconnaissance et, de cette manière, redéfinir la situation des étudiant.es par rapport à l’ensemble de la société que nous revendiquons la rémunération des stages, et non pour déposséder encore davantage les étudiant.es de leur travail en les excluant de celui-ci.

Jeanne Bilodeau et Louis-Thomas Leguerrier

Cet article a été publié dans le numéro de l’automne 2017 du CUTE Magazine.
Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.


  1. Baillargeon, N. (2014, 26 juillet). Les hussardes (Enseigner au préscolaire) [Billet de blogue]. Repéré à https://voir.ca/normand-baillargeon/2014/07/26/les-hussardes-enseigner-au-prescolaire/ ↩︎

  2. Fédération qui regroupe huit syndicats de l’enseignement. ↩︎

  3. Chouinard, T. (2015, 18 mars). Les universités feront les frais du contingentement [Article de journal]. Repéré à http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201503/17/01-4853157-les-universites-feront-les-frais-du-contingentement.php ↩︎

  4. Chauvel, S. (2016). Course aux diplômes : qui sont les perdants ? Paris : Textuel. Extrait repéré à http://www.contretemps.eu/a-lire-extrait-la-course-aux-diplomes-chauvel/  ↩︎

  5. Brown, P. et Tannock, S. (2009). Education, meritocracy and the global war for talent. Journal of Education Policy, 24(4), 377-392. ↩︎

  6. There is simply no ‘”natural order” of “merit” that is independent of our value system (2000, 10). Far from providing an objective, neutral or foundational basis for ranking individuals in society, the invocation of merit, educational qualification, achievement or ability is a deeply politicized and contested act. In the real world, invocation of meritocratic principle, privilege and prerogative inevitably tends to favour those who either come from and/or are working to further the ideologies, interests and agendas of dominant social groups (Gould 1981; Kamin 1974). To put it another way, in the real world the education-based discrimination that is promoted by meritocratic ideology tends both to overlap with and serve as proxy for other (race, class, gender, etc.) forms of socially and politically-based discrimination.“ Voir Tannock, S. (2008). The problem of education-based discrimination. British journal of sociology of education, 29*(5), p.445. ↩︎