Toutes les informations qui pourraient mener à l’identification des protagonistes de ce récit ont été modifiées parce que, même si ce récit relate l’histoire de personne, il semblerait qu’il ne faut surtout pas atteindre à la réputation de quelqu’un.

Parloir et procédures

Un bureau.
Des tas de cartables et des filières.
Deux femmes.

« Vous savez que les accusations que vous portez sont très graves et que nous ne pourrons enclencher de procédures que si vous êtes en mesure de prouver la véracité de vos allégations. »

Celle que nous appellerons Mélanie serre les mains sur l’enveloppe orange qui contient toutes les informations dont elle avait cru devoir s’armer pour cette rencontre. On peut deviner aux bords amochés qu’elle s’y accroche depuis un moment déjà. Elle sue, mais n’enlève pas son manteau. La conseillère pédagogique qui siège de l’autre côté du bureau s’agite affairée tandis qu’elle prononce ces mots. Elle ordonne des feuilles qu’elle pose soigneusement sur une pile de dossiers et finit par lentement croiser les doigts en regardant la jeune femme de vingt-deux ans.

La sympathie évidente qu’entretenait Marlène à son égard ne semble maintenant plus tenir. Le “vous” tranchant qu’elle lui avait servi en guise du tutoiement habituel avait rapidement établi le caractère singulier de cette rencontre. Mélanie ose tout de même parler de Berthe et Haryana. Celles qui avaient, elles aussi, abandonné l’année d’avant.

– «Vous savez que je ne peux fournir d’informations personnelles sur le dossier d’autres étudiantes» la coupe Marlène

– « Mais… » tente Mélanie.

*– « Si vous souhaitez mobiliser les autres femmes qui “vous dîtes” auraient été victimes de harcèlement à témoigner dans votre dossier, ce sera à vous de voir avec elles. Dans le cas où vous décidez de poursuivre cette plainte que vous déposez aujourd’hui, vous devrez commencer par rencontrer le directeur général et M. Bachand pour clarifier la situation. Je vais vous fournir une liste de ressources pour vous aider dans vos démarches.
*Ensuite… »

Et que dure le silence

« No fucking way que j’allais le rencontrer! Et avec le directeur en plus ! » s’exclame la jeune femme tandis qu’elle empoigne le black Russian qu’elle vient de se faire servir au bar de l’hôtel du centre-ville où elle est actuellement cuisinière. Celle qui vient de terminer son quart de travail, la chemise cerclée de deux larges auréoles, un amas de cheveux et de filets enserrant son crâne à moitié rasé ne serait pas la première à avoir abandonné sa plainte devant les difficultés à suivre les procédures de dénonciations des canaux institutionnels. Une étude datant de 1995 rapportée par l’Institut national de la santé publique du Québec (INSPQ) indique qu’entre seulement 10% et 20% des victimes de harcèlement sexuel en milieu de travail dénoncent ce qui leur est arrivé à un.e superviseur.e ou à une personne en position d’autorité[1].

Plus récemment, l’Enquête sur la sexualité, la sécurité et les interactions en milieu universitaire (ESSIMU) menée en 2016 par Manon Bergeron, professeure au Département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et Sandrine Ricci, cochercheuse et chargée de cours à l’Institut de recherche et d’études féministes (IREF) constate que la culture du silence qui entoure le harcèlement sexuel en milieu scolaire demeure encore et toujours en sourdine. En effet, seulement 9.6% des répondant.es ayant vécu des violences à caractères sexuels ont porté plainte contre leur agresseur auprès des instances universitaires[2].

Au-delà d’une définition commune, une compréhension mutuelle

La notion de harcèlement sexuel a évolué depuis une cinquantaine d’années. Aujourd’hui, le phénomène est reconnu juridiquement et sa définition est beaucoup plus précise qu’elle ne l’était à l’époque. Selon le code 81.18 de la loi sur les normes du travail le harcèlement psychologique, physique ou sexuel consiste en « une conduite vexatoire se manifestant par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes » qui répondent aux quatre critères suivants : non-désirés, portant atteinte à la dignité et/ou l’intégrité psychologique ou physique et nuisent ultimement à la qualité de vie dans le milieu de travail ou à l’occurrence, le milieu d’étude ou de stage[3].

Malgré tout cela, la principale raison invoquée par les participant.es de l’enquête ESSIMU pour expliquer leur silence se révèle être que, lors du dépôt de la plainte, illes ne perçoivent pas toujours toute la nature ou la gravité des gestes qui ont été perpétrés.

« Il m’a demandé de venir dans son bureau pour discuter d’une absence non motivée. Je me suis bien rendu compte qu’il y avait quelque chose qui clochait. Sur le coup, j’étais pas certaine. Tu sais, des fois c’est juste que les gens ont pas la même bulle que toi…C’est normal pour eux d’être à deux pouces de ta face. »

De plus, avec la réforme scolaire de 2005 qui retirait du cursus les cours de formation personnelle et sociale, les institutions scolaires se sont tranquillement départies de leurs rôles et responsabilités dans l’éducation sexuelle des jeunes. Jusqu’à tout récemment[4], il a donc fallu se contenter en guise de remplacement du guide à l’intention des professeur.es : Le harcèlement sexuel en milieu scolaire — Implantation d’une politique — Voir, prévenir, contre r [5].

Est-il donc surprenant d’entendre de jeunes femmes comme Mélanie minimiser d’elles-mêmes les violences subies ?

Muets, les yeux grands ouverts

Les cas récents de dénonciations de harcèlements dans les milieux culturels québécois, notamment ceux de Gilbert Rozon et d’Éric Salvail, illustrent la rapidité avec laquelle les institutions envoient leurs employé.es à l’échafaud une fois le silence brisé. Ébranlé.es de notre surprise, on témoigne, on barbouille la place publique de notre empathie pour les victimes tout en dénonçant haut et fort, non moins ébranlé.es, le silence qui les emprisonne.

Cette hypocrisie, Mélanie la dénonce aussi.

– “This asshole has been doing that for years!” me dit-elle

Elle plonge son regard sur le cerne noir au fond de son verre qu’elle remue pour y faire jouer la glace. Berthe et Haryana racontaient déjà comment Anaïs avait lâché le cours petit à petit, pour ne plus y revenir du tout.

Parler des violences sexuelles en milieu scolaire, c’est aussi poser la question des rapports de pouvoir qui structurent les relations de travail à l’intérieur des institutions d’enseignement. Une portion importante, soit près du tiers (30.3%) de ces situations, se produit dans le cadre d’un rapport hiérarchique, fait qui n’est probablement pas indifférent aux murmures étouffés qui les couvrent[6]. De même, il apparaît que les individu.es identifié.es femmes, issu.es des minorités de genres, ayant un handicap ou les étudiant.es étrangè.res sont les plus touché.es par les violences sexuelles, tandis que du côté des agresseur.es, les hommes prédominent. Il nous est donc impossible de même songer faire l’économie d’une perspective féministe et d’un cadre d’analyse intersectionnel si nous souhaitons réellement nous attaquer à cette culture de la violence dans laquelle baignent les étudiant.es et qui continuellement banalise, renforce et maintient les rapports de pouvoir préexistants, notamment celui qui lie les professeur.es et les étudiant.es.


Mais pourquoi tu n’as rien dit?

Ce que déplore le plus Mélanie reste pourtant le fardeau de la preuve. Le poids d’éclairer une violence qui ne lui appartient pas. Il est écrit que « dans tous les cas, la victime aura le fardeau de démontrer l’atteinte à sa dignité ou à son intégrité psychologique ou physique.[7]»

Mélanie est donc, devant la loi, responsable de la violence qu’elle subit**.**

– « Alors, t’as abandonné le programme ? » que je lui demande, stupidement.

Elle tire sur sa clope, hésite. La lumière d’une vieille ampoule joue sur son visage tandis qu’elle trempe le bout de son pied dans une flaque d’eau devant l’entrée anonyme d’un building du Vieux-Port.

– « Les filles, elles sont toutes prêtes à m’en parler à moi, mais pas à aller en cour… Je sais que je devrais » me dit-elle, un peu coupable.

Eh bien que loin de vouloir ajouter à la responsabilité qui lui pèse déjà, elle n’a pas tout à fait tort. L’ampleur des récentes dénonciations du mouvement #moiaussi a poussé le gouvernement du Québec à débloquer un million$ de plus aux organismes qui viennent en aide aux victimes d’agression et de harcèlement sexuel[8].

– « However, j’ai quand même une bonne job, je fais de l’argent… J’ai pas envie de rentrer là-dedans. »

Mélanie, elle fait partie de ce 29.8% des personnes ayant subi des violences sexuelles dans le cadre de sa formation et qui, silencieuses, désirent ne plus y penser et passer à autre chose.


Au total, 3430 des 9284 répondant.es de l’enquête ESSIMU, soit 36.9 % ont rapporté avoir vécu une forme de violence sexuelle. Qu’illes soient aux prises avec un directeur de thèse insistant.e, un enseignant aux mains longues ou un superviseur de stage pesant.e d’attention, les étudiant.es se retrouvent fragilisé.es et isolé.es devant l’Institution et les mécanismes de gestion des violences sexuelles qu’elle propose. Puisqu’illes ne sont pas reconnu.es en tant que travailleur.ses, illes ne peuvent s’appuyer sur les mêmes leviers juridiques ou économiques que ces derniè.res[9]. De son côté, le corps professoral, lui peut compter sur l’appui du syndicat pour défendre sa position dans l’institution. Alors que l’université est en quelque sorte un milieu de vie pour les deux groupes, l’importance de protéger un emploi semble peser, de toute évidence, plus lourd dans la balance que d’assurer la poursuite des études. En stage, la situation est tout aussi problématique. La hiérarchie et le caractère flou du statut de stagiaire accentuent grandement la vulnérabilité au harcèlement[10]. Souvent, le ou la stagiaire répond à une seule personne dans l’organisation, laquelle a pour rôle de superviser la formation et d’en sanctionner la réussite. L’étudiant.e se retrouve par conséquent en position de dépendance vis-à-vis de cette personne, à qui il ne faudrait surtout pas déplaire au risque de compromettre son cheminement scolaire.

Tant que persistera une différence entre le pouvoir relié aux statuts de travailleur.se et d’étudiant.e, les mécanismes de plaintes et tables de concertation mis en place dans les institutions scolaires resteront insuffisants et inefficaces. Les étudiant.es auraient plus d’emprise sur leurs conditions d’études en tant que collègues œuvrant dans le cadre d’un travail reconnu comme tel.

C’est dans cette perspective que nous revendiquons le salaire étudiant, en tant que stratégie politique qui contribuerait à modifier les rapports de pouvoir au sein de l’institution scolaire en assurant aux étudiant.es non seulement une emprise sur leurs conditions de travail, mais également un levier légal à partir duquel se mobiliser et s’organiser collectivement contre les agressions sexuelles.

Organisons-nous en tant que travailleuses!

Katherine CP


Cet article a été publié dans le numéro de l’hiver 2018 du CUTE Magazine.
Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.

Notes


  1. FITZGERALD, L. et SWAN, S. (1995). Why didn’t she just report him? The Psychological and Legal Implications of Women’s Responses to Sexual Harassment. Journal of social Issues, *51 *(1), 117-138 ↩︎

  2. BERGERON, M., HÉBERT, M., RICCI, S., GOYER, M.-F., DUHAMEL, N., KURTZMAN, L., AUCLAIR, I., CLENNETT-SIROIS, L., DAIGNEAULT, I., DAMANT, D., DEMERS, S., DION, J., LAVOIE, F., PAQUETTE, G. et S. PARENT (2016). Violences sexuelles en milieu universitaire au Québec : Rapport de recherche de l’enquête ESSIMU. Montréal. Université du Québec à Montréal. ↩︎

  3. https://www.cnt.gouv.qc.ca/guide-interpretation-et-jurisprudence/partie-i/la-loi-sur-les-normes-du-travail/les-normes-du-travail-art-391-a-97/le-harcelement-psychologique-art-8118-a-8120/8118/index.html. Il faut noter ici – et j’y reviendrai – que les institutions scolaires s’inspirent de cette définition du code du travail mais, n’y sont pas soumises. Chaque établissement possède donc ses propres procédures et canaux de dénonciation. ↩︎

  4. http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1073006/education-sexuelle-obligatoire-eleves-septembre ↩︎

  5. http://www.education.gouv.qc.ca/references/publications/resultats-de-la-recherche/detail/article/le-harcelement-sexuel-en-milieu-scolaire-implantation-dune-politique-voir-prevenir-contrer/ ↩︎

  6. Au total, un peu plus du quart des répondant.es (25,7 %) a été témoin ou le/la confidente d’au moins une situation de violence à caractère sexuel en milieu universitaire. ↩︎

  7. https://www.cnt.gouv.qc.ca/publications/chroniques/articles-rediges-par-des-specialistes-de-la-cnt-pour-des-revues-externes/le-harcelement-sexuel-au-travail/index.html ↩︎

  8. http://plus.lapresse.ca/screens/d83085ab-d661-44c4-82c7-08ae31498a04__7C___0.html ↩︎

  9. En France, le code du travail a été modifié en 2013 afin d’offrir les mêmes protections aux stagiaires qu’aux personnes en emploi. ↩︎

  10. Voir à ce sujet: http://www.huffingtonpost.fr/2017/11/09/paroles-de-stagiaires-les-victimes-les-plus-fragiles-du-harcelement-sexuel-au-travail_a_23271715/ ↩︎