[Éditorial]

Pendant la semaine du 19 au 23 novembre 2018, quelques 60 000 étudiant.e.s de plusieurs régions ont fait la grève de leur stage et de leurs cours afin de réclamer la rémunération de tous les stages. Cette semaine de mobilisation et de grève a rendu incontournable la question du travail étudiant et l’analyse féministe qui lui est intrinsèquement liée. Composée d’actions diverses et de prises de parole multiples dans les médias, elle a rendu visibles les nombreuses réalités des stagiaires à tous les niveaux d’études. C’est la concrétisation de l’arrêt du travail accompli par les stagiaires qui imposa le débat sur leurs conditions de travail, autant dans leur milieu de travail et dans leur école qu’au sein du gouvernement, des syndicats ou des ordres professionnels. C'est d’ailleurs durant la semaine de grève que les stagiaires ont vu les appuis d'autres groupes de travailleur.se.s salarié.e.s, de syndicats, d’organismes communautaires et de regroupements se multiplier[1]. Malgré les menaces de sanctions et de reprise des heures manquées pour plusieurs, les stagiaires ont assumé individuellement leur arrêt de travail. La publication d’avis de grève co-signés et l’organisation de tournées de milieux de stages ont cependant collectivisé le débrayage. Surtout, la grève a permis d'ancrer les enjeux du débat dans une réflexion plus globale sur le travail invisible.

Après deux ans, il est temps de défoncer des portes

Dès la première journée de grève, le Ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur Jean-François Roberge concède que son gouvernement, comme ceux qui l’ont précédé, ignorent depuis des années dans quelles conditions sont mises les étudiant.e.s en stage. Il enjoignait du même souffle les grévistes à « ne pas défoncer une porte ouverte »[2], en laissant entendre qu’il est tout à fait disposé à agir pour répondre à la revendication pour la rémunération des stages. Il demande donc du temps nécessaire pour documenter la situation des stages et ainsi déterminer lesquels mériteraient rémunération. Pour nous, il s’agit en fait d’une stratégie pour diviser les forces du mouvement, en établissant une hiérarchie non seulement entre les stages de prise en charge et les stages d'observation, mais également entre les domaines et les niveaux d’étude.

Mais le gouvernement caquiste n’est pas le premier à tenter d’ignorer les revendications des stagiaires, en refusant la rémunération des stages et la fin de leur exclusion de la Loi sur les normes du travail. C’est ainsi que s’explique la demande de compenser les stages et les internats[3] lors des luttes précédentes où il était question de dédommager une partie du lourd fardeau financier assumé par les étudiant.e.s, sans nécessairement adresser les contrecoups d’une telle revendication. Ce n'est donc pas surprenant que la FECQ et l’UEQ[4] se sont empressées, en novembre dernier, de se présenter comme des «modérées», entre la position du gouvernement et celle de rémunération qui est la nôtre[5]. Or, la compensation financière accordée pour les internats en psychologie et pour le stage final en enseignement entérine les intérêts corporatistes des disciplines concernées et la dévaluation du travail accompli par les étudiant.e.s lors de leur stage ou de leurs études. C’est pour cette raison que lors de l’adoption des mandats de grève pour le mois de novembre, l’importance de l’obtention d’un salaire pour tou.te.s a été martelée. Si les stagiaires dans les domaines traditionnellement masculins sont rémunérés et couverts par la Loi sur les normes du travail, pourquoi se contenter de conditions moindres pour les stagiaires dans les domaines traditionnellement féminins ?

En effet, ces conditions, nous les connaissons trop bien. Pour nous, chaque heure impayée est une heure de trop. Bien souvent, les stages d’observation n’existent qu’à l’écrit, s’ils existent. Pour plusieurs, un travail est attendu dès la première journée de stage, permettant de décharger les travailleur.se.s à bout de souffle et de ressources. Sans protection, les conditions de stage sont laissées à l’arbitraire des superviseur.e.s et des milieux de stage, vis-à-vis desquels les stagiaires n’ont aucun recours en cas de harcèlement sexuel ou psychologique, en cas d’accident ou de grossesse par exemple. Des étudiant.e.s abandonnent les études, se claquent des burnout dès l’entrée sur le marché du travail, peinent à joindre les deux bouts et à nourrir leurs enfants et doivent s’endetter pour compléter des stages non payés afin de se requalifier. Cette situation qui est la nôtre, est également celle qui est partagée par nos collègues et des millions de stagiaires, de personnes racisées, de femmes et de personnes non-binaires à travers le monde. Nous ne sommes pas les premier.ère.s à y faire face.

Suffit les plaidoyers fantoches d’ignorance de la situation des stages et les tentatives vaines de nous diviser. Le travail des stagiaires est important. La mobilisation et les perturbations du déroulement normal des stages continuera tant que le travail effectué ne sera pas reconnu. Et nous ne serons pas gêné.e.s de la défoncer la porte en déclenchant une grève générale illimitée des stages et des cours.

Au-delà du travail gratuit des stagiaires

La campagne actuelle s’est construite en opposition au corporatisme et aux luttes sectorielles orientées vers un domaine d’études précis, qui, à défaut d’avoir un argumentaire commun à plusieurs domaines, reconduisent une hiérarchie des métiers et professions. Fondée sur une analyse féministe du travail, la lutte pour la rémunération de l’ensemble des stages permet le dépassement des frontières professionnelles et des lieux de travail. Elle permet d’aborder l’enjeu plus large, et trop souvent négligé, du travail impayé ou mal payé exigé dans les emplois traditionnellement féminins associés au travail reproductif, notamment dans l'éducation, les soins ou les arts. Elle permet également d’aborder d’autres sphères de travail gratuit et invisible, comme celui qui est réalisé dans la sphère domestique, qu’il soit ménager, sexuel et émotionnel, résultant en une double journée de travail qui incombe majoritairement aux femmes. L’exploitation du travail gratuit des femmes ne se restreint donc pas à un espace ou un moment, mais s’inscrit plutôt dans un continuum; de la maison au marché du travail, passant par la chambre à coucher et l’école.

Ainsi, la formation, et plus particulièrement lorsque celle-ci inclut des stages, participe à l'intériorisation de la notion de « vocation », principalement pour les femmes, pour mieux justifier et camoufler les abus et l’exploitation. Les stages non rémunérés représentent une partie visible d’un rapport d’exploitation bien ancré qui extorque du temps, de l'énergie et du travail gratuit sous plusieurs formes souvent profondément normalisées socialement et internalisées par celles qui les subissent. Face à l’injustice que représente le travail non-rémunéré, les travailleuses disposent d’un seul levier d’action concret : l’interruption collective de ce travail. Pour nous, cela commence à l’école.

Il est fréquent, lorsque des grèves étudiantes s’organisent au Québec, que l’on attribue les spécificités, la force et le succès du mouvement étudiant à une militance progressiste d’exception proprement franco-québécoise. Or, cette édition du CUTE Magazine entend montrer que la campagne sur la rémunération des stages s’appuie sur des thèses féministes et s’inspire des expériences militantes qui dépassent les frontières du Québec. Dans ce numéro d’hiver, la parole est donnée à des intervenant.e.s aux horizons variés, de la France, des États-Unis et du Québec, et qui proposent des liens entre la lutte des stagiaires et d’autres sphères du travail gratuit. Ils et elles ajoutent donc leurs voix à celle des étudiant.e.s et des stagiaires en grève pour que cesse le travail gratuit. Cet hiver, sans salaire, il n’y aura pas de stagiaires!


  1. La liste complète des appuis est disponible sur le site grevedesstages.info ↩︎

  2. Nadeau, J. (2018, 19 novembre). Le ministre Roberge invite les étudiants en grève à «rentrer en classe». Le Devoir, Montréal, Québec, Canada, section Éducation. Récupéré le 28 décembre 2018 de https://www.ledevoir.com/societe/education/541714/le-ministre-roberge-invite-les-etudiants-en-greve-a-rentrer-en-classe ↩︎

  3. Notamment la campagne menée par la CRAIES (Campagne de Revendication et d’Actions Interuniversitaires des Étudiant.e.s en Éducation) pour la compensation du stage 4 en éducation et celle menée par la FIDEP (Fédération interuniversitaire des doctorant.es en psychologie) pour la compensation de l’internat en psychologie. ↩︎

  4. Fédération étudiante collégiale du Québec et l’Union étudiante du Québec ↩︎

  5. Wolde-Giorghis, A. (2018, 21 novembre). Les étudiants du Québec manifestent pour des stages rémunérés. ICI Radio-Canada, Montréal, Québec, Canada, section information; société; éducation. Récupéré le 28 décembre 2018 de https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1137139/etudiants-manifestent-stages-remuneres-quebec ↩︎

Cet article a été publié dans le numéro de l'hiver 2019 du CUTE Magazine. Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.