Entretien avec Marilou Craft
Marilou Craft est dramaturge, conseillère artistique, travailleuse culturelle, chroniqueuse et maintenant étudiante en droit... y a pas à dire, le travail gratuit, elle connaît ça. Depuis quelques années, elle dénonce sur différentes tribunes le racisme structurel dans le milieu du théâtre au Québec. Un article publié l’an dernier[1] pour exprimer ses réserves sur la pièce SLĀV de Robert Lepage et Betty Bonifassi a semé la controverse et mené à d’importantes mobilisations contre le racisme et l’appropriation culturelle dans l’industrie de la culture. En vue de la grève à venir, elle s’entretient avec nous de différentes facettes de l’exploitation pour exprimer son soutien à la lutte des stagiaires.
CUTE magazine : Il est largement reconnu que les stages non rémunérés sont principalement au programme dans les domaines traditionnellement et majoritairement féminins, liés au soin, au care. Or, il en est de même dans toutes les disciplines artistiques. Que penses-tu de la situation similaire entre ces deux milieux?
Marilou Craft : Les travailleuses culturelles sont aussi principalement des femmes! Et il y a effectivement une culture du dévouement dans le milieu culturel. L’art étant surtout perçu comme une passion — voire un loisir — plutôt qu’un travail, on considère normal de s’y consacrer pour peu ou rien du tout. Les artistes et travailleur.se.s culturel.le.s sont aussi soumis.e.s à une énorme pression pour travailler bien au-delà des heures rémunérées, sous peine d’être perçu.e.s comme des personnes manquant de sérieux ou de volonté. La précarité du milieu culturel incite également les personnes qui y oeuvrent à en faire toujours plus avec toujours moins. Par exemple, on peut couper des heures à un.e employé.e tout en lui demandant d’accomplir la même charge de travail, ce qui peut mener à l’embauche de stagiaires pour combler le déficit. Ces stagiaires accomplissent finalement du travail qui devrait autrement être rémunéré. Pour ce qui est de la création, on ne dit pas assez souvent à quel point elle est peu accessible. Comment y consacrer du temps quand celui-ci est peu ou pas rémunéré et qu’on n’a pas déjà les moyens de subvenir à ses besoins de base? Au final, les voix des personnes les plus marginalisées ne parviennent pas à émerger.
CUTE magazine : Justement, dans une capsule vidéo réalisée avec Les Brutes, tu abordes la question du « coût de l'expression» pour désigner les répercussions inégales de la prise de parole publique[2]. On y souligne l’uniformité flagrante des chroniqueurs et des chroniqueuses qui crient à la censure chaque fois que la pensée dominante est remise publiquement en question, des chroniqueurs et chroniqueuses régulier.e.s et salarié.e.s, bien sûr. Y a-t-il aussi un salaire de l'expression?
Marilou Craft : Je crois qu’il y a un lien entre le salaire et la nature de l’expression. Avec la rémunération vient un certain rapport de pouvoir entre l’entité qui paie et la personne qui prend la parole. Cette dynamique peut placer ou maintenir la personne qui s’exprime dans une position vulnérable. Dans ce cas, faut-il nécessairement plaire pour conserver son salaire? Le fait d’exprimer des opinions à contre-courant peut-il mener à la perte d’opportunités? Certains discours rapportent-ils plus que d’autres? Certains propos peuvent mener à des clics et à des revenus, alors que d’autres peuvent provoquer un backlash effrayant pour les gens qui les expriment. Dans mon cas, critiquer un chevalier de la culture québécoise et conséquemment être considérée comme une terroriste mettant en danger la liberté de création, ce n’est probablement pas la meilleure stratégie pour m’assurer du travail dans le milieu culturel québécois. Au contraire, se positionner publiquement comme défenseur.e du travail des artistes peut contribuer à une bonne réputation dans ce même milieu. Cela influence nécessairement l’expression — les personnes qui détiennent un pouvoir d’embauche préfèrent-elles travailler avec des personnes « difficiles » ou avec des personnes moins susceptibles d’exprimer des réticences? Je suis certaine que certaines personnalités publiques ne pensent pas véritablement ce qu’elles disent, justement à cause du coût et du salaire de l’expression.
CUTE magazine : Crois-tu que tu aurais pu publier la même critique de la pièce SLĀV si tu avais occupé un poste de chroniqueuse régulier et salarié ?
Marilou Craft : Urbania m’a offert un espace où développer ma pensée après avoir vu la réserve que j’avais émise sur SLĀV sur ma page Facebook. Hormis une contrainte d’espace qui a limité l’écriture de mon premier texte, mes propos ont été publiés tels quels. C’est peut-être ce statut d’invitée qui a rendu cela possible, puisque mon discours demeurait en quelque sorte indépendant. Je ne suis pas certaine que j’aurais pu faire la même chose en tant que chroniqueuse salariée dans un journal, par exemple. Je pense notamment à Fabrice Vil qui s’est vu retirer sa chronique dans Le Devoir alors qu’il était leur seul chroniqueur noir et qu’il y abordait régulièrement des enjeux raciaux. Ceci dit, les choses sont peut-être en train de changer : Fabrice Vil a maintenant une chronique dans La Presse et Dalila Awada commence tout juste une chronique dans le journal Métro, même si son activisme contre l’islamophobie ne fait pas l’unanimité. On se rend peut-être compte que les voix des personnes racisées sont sous-représentées dans les médias et qu’elles y ont leur place, même si (et peut-être parce que) leurs propos peuvent bouleverser le statu quo.
CUTE magazine : Tu as souvent dénoncé les structures racistes des institutions et industries culturelles au Québec, particulièrement dans le domaine du théâtre. Maintenant que tu étudies le droit, trouves-tu que c’est un milieu encore pire ou c’est du pareil au même?
Marilou Craft : Le racisme systémique est présent dans la société en général, donc dans tous les milieux et à tous les niveaux, pas uniquement au sein des institutions culturelles. Il se retrouve donc aussi dans les universités et dans la sphère juridique… Il suffit de se pencher sur la composition des cohortes depuis la fondation des facultés de droit pour le constater!
CUTE magazine : Effectivement, on retrouve par ailleurs des stages non rémunérés dans des domaines à forte prédominance de femmes racisées, souvent immigrantes, comme les soins infirmiers et l’éducation à l’enfance. Une question pour l’étudiante en droit : est-ce légal pour les employeurs d’embaucher des stagiaires sans les payer?
Marilou Craft : Une bonne chose à savoir, c’est qu’au Québec, les étudiant.e.s en droit n'ont pas le droit de donner des conseils juridiques et ne peuvent que transmettre de l'information! Donc, selon la Loi et le Règlement sur les normes du travail du Québec, certaines personnes salariées sont exclues de l’application de la norme sur le salaire minimum, dont les stagiaires dans un cadre de formation professionnelle reconnue par une loi ou dans un cadre d’intégration professionnelle.
Une meilleure protection des stagiaires serait possible par voie législative, mais pour cela, il faut qu’un projet de modification de loi soit proposé et adopté par l’Assemblée nationale. Il serait aussi possible pour le gouvernement d’adopter une politique de compensation financière via l’Aide financière aux études, par exemple. Le travail militant me semble donc nécessaire pour conscientiser la population et inciter les élu.e.s à générer de tels changements. Et là, ce n’est pas que l’étudiante en droit qui parle, mais aussi la citoyenne!
CUTE magazine : La revue Droit Inc. publiait l’an dernier un article intitulé « Fini l’esclavagisme des stagiaires!»[3] pour nous apprendre que les offres de stages non rémunérés ne seront plus affichées sur le site de l’École du Barreau. D’ailleurs, chaque fois que se tient une grève des stagiaires, on voit apparaître des pancartes et slogans qui font référence à l’esclavage, parfois avec des chaînes et tout[4]. Est-ce que le travail gratuit est nécessairement de l’esclavage?
Marilou Craft : Le travail gratuit est une forme d’exploitation, bien sûr. Toutefois, il est important de rappeler l’historique et le sens premier du terme « esclavagisme ». L’esclavagisme est un système dans lequel certaines personnes sont considérées légalement comme des biens meubles dont il est possible d’être propriétaire. Ce système prive légalement les esclaves non seulement de leur liberté, mais aussi de leur humanité. C’est pour justifier la colonisation et l’esclavage des populations africaines que l’idée de l’existence d’une infériorité raciale a émergé et s’est répandue. Esclavagisme et racisme sont donc intimement liés. Utiliser « esclavagisme » comme métaphore pour toute forme d’exploitation dénature en quelque sorte le terme, ce qui explique qu’on n’ait pas toujours pleine conscience de l’ampleur de l’horreur de la traite des personnes noires. Dans un contexte où il y a eu de l’esclavage au Québec et où il existe encore aujourd’hui dans le monde, c’est important de le souligner.
CUTE magazine : Au théâtre comme en droit, crois-tu que tu as à travailler plus fort que tes collègues masculins et blanc.he.s pour réussir tes études et percer dans le domaine?
Marilou Craft : À capacités égales, oui, je me heurte probablement à davantage de barrières, de préjugés et de biais inconscients que d’autres collègues appartenant à des groupes historiquement favorisés. Une comédienne racisée m’a déjà raconté s’être fait dire par son prof, à l’école de théâtre, de bien profiter de son rôle d’héroïne de tragédie grecque, car elle n’aurait plus jamais l’occasion de l’incarner à nouveau après sa sortie de l’école. Elle avait été choquée sur le coup, avant d’entrer sur le marché du travail et de constater qu’on ne lui offrait effectivement jamais de tels rôles. C’est ça aussi, la discrimination systémique : même si tout le monde reconnaît le talent de chacun.e, même si personne ne considère discriminer qui que ce soit personnellement, malgré tout, certaines personnes n’ont systématiquement pas la même expérience que d’autres. Le résultat est là même si personne ne croit faire partie de l’équation. Nombre d’études et de rapports le prouvent sans cesse, et pourtant on a encore tendance à croire que les personnes qui disent en souffrir imaginent des choses et se victimisent. Certaines personnes parviennent à s’en tirer malgré tout, bien sûr, mais le pattern existe quand même et ne leur rend pas la vie facile. C’est donc important de travailler à le reconnaître et à le briser.
CUTE magazine : C’est un appel important que tu lances! Pour finir, un petit mot pour les stagiaires qui se dirigent vers la grève générale cet hiver?
Marilou Craft : Je vous soutiens!
CUTE magazine : Marilou Craft soutient la grève des stages, folks, watch out!
Marilou Craft : Mais oui, il faut bien être à la hauteur de mon étiquette de terroriste culturelle!
Marilou Craft, « Qu'est-ce qui cloche... avec le prochain spectacle de Betty Bonifassi », Urbania, 5 décembre 2017, https://urbania.ca/article/quest-ce-qui-cloche-avec-le-prochain-spectacle-de-betty-bonifassi/ ↩︎
Les Brutes, «Le coût de l'expression», saison 3, épisode 39, Télé-Québec, https://zonevideo.telequebec.tv/media/41484/le-cout-de-l-expression/les-brutes ↩︎
Delphine Jung, « Fini l’esclavagisme des stagiaires!», Droit Inc., 1er mai 2018, http://www.droit-inc.com/article22442-Fini-l-esclavagisme-des-stagiaires ↩︎
Voir par exemple l’image de cette action de visibilité à l’Université Laval; Raphaël Lapierre, « Le travail gratuit au service des dollars», Impact Campus, 27 novembre 2018, http://impactcampus.ca/opinion/travail-gratuit-service-dollars/ ↩︎
Cet article a été publié dans le numéro de l'hiver 2019 du CUTE Magazine. Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.