Le 14 novembre dernier, les porte-parole de la CRAIES[1] participaient à une conférence de presse à l’Assemblée nationale afin d’exiger une compensation financière pour le stage final du baccalauréat en enseignement. Cette prise de parole médiatique survenait quelques jours après la tenue d’une journée de grève étudiante, regroupant plusieurs programmes d’études pour revendiquer la rémunération de l’ensemble des stages. Les deux causes sont bien évidemment liées. Cependant, le présent texte a pour objectif d’expliquer en quoi la campagne de la CRAIES est aujourd’hui bien différente de celle imaginée au moment de sa création, mais également différente de la campagne menée par les CUTE et les coalitions régionales pour la rémunération des stages.

Origines
La CRAIES est née en août 2014 lors d’une rencontre tenue à l’UQAM.[2] L’invitation était à l’initiative de l’ADEESE-UQAM[3] et de la CADEUL.[4] Elle regroupait des associations représentant en partie ou en totalité des étudiant.es qui devaient réaliser des stages en éducation. Lors de cette rencontre, l’ADEESE, une des associations à l’origine de l’invitation, était encore affiliée à la FEUQ[5] qui avait déjà un plan d’action spécifique concernant les stages en enseignement. Cependant, les délégué.es de l’ADEESE et de la CADEUL s’en trouvaient insatisfait.es : la CADEUL n’étant pas membre de la FEUQ, il lui était difficile d’influencer la campagne à mener. Du côté de l’ADEESE, on constatait que trop d’étudiant.es en enseignement n’étaient pas représenté.es au niveau national par la FEUQ depuis que beaucoup d’associations étudiantes s’en étaient désaffiliées. Pour plusieurs, la création d’une organisation parallèle qui regrouperait l’ensemble des associations étudiantes en enseignement s’imposait. La création de la CRAIES a été motivée d’abord par une volonté de travail commun, d’une meilleure représentation. L’objectif a d’ailleurs été réalisé : une fois rassemblé.es autour d’une même table, les représentant.es d’associations ont commencé à mettre en commun leurs idées et leurs revendications. Mais d’une réunion à l’autre, bien que les délégations de toutes les associations semblaient toujours positives et enthousiastes à s’organiser sur le dossier de la rémunération des stages, d’importants obstacles structurels et idéologiques se dressaient contre la réalisation des objectifs de la CRAIES et minaient son efficacité. Les développements qui suivent sont le résultat des contradictions qui animaient la CRAIES, et ce, dès sa création.

Plus qu’une guerre de mots
La première décision, qui a soulevé des tensions et freiné l’enthousiasme initial, est celle opposant la revendication d’ une « rémunération » à celle d’une « compensation » pour les stagiaires. Plusieurs associations, dont l’ADEESE-UQAM, l’AGEEFEUS[6], et plus tard l’AEME-UQO[7], considéraient qu’il fallait parler de « rémunération » puisque le principe de la reconnaissance du travail des stagiaires avait été adopté à l’unanimité lors de la première rencontre de la CRAIES en août 2014.[8] La revendication la plus cohérente semblait donc être la rémunération de cedit travail . Des délégués d’autres associations ont alors soulevé le fait que les stagiaires sont en formation et ne peuvent donc pas être « rémunéré.es » : dans notre système éducatif actuel, une personne paie pour être formée, et non l’inverse. De plus, on prétendait que mettre la rémunération de l’avant nuirait aux appuis que pourraient nous donner les syndicats de l’enseignement, voyant là une intrusion dans les termes des conventions collectives. Quoi qu’il en soit, c’est la position de la compensation qui a gagné, et c’est ce qui explique que la CRAIES n’ait jamais demandé plus que 330$ par semaine de stage. Ce montant ne serait pas versé pour un travail réalisé à l’école, mais pour compenser un revenu perdu par le ou la stagiaire incapable de maintenir son emploi durant le stage.[9]

De l’appartenance…
Nous l’avons dit, les premiers moments de la CRAIES étaient enthousiastes, notamment parce que la campagne répondait à un besoin criant : faire le pont entre les étudiant.es en éducation partout au Québec. Sans association nationale qui leur est propre, comme il en existe en génie ou en médecine, ces étudiant.es n’avaient pas de voix spécifique pour défendre leurs intérêts. Ce fut d’ailleurs l’origine de certaines frustrations alors que le dossier était porté par la FEUQ, par des associations n’ayant que peu (ou pas) de lien avec les étudiant.es concerné.es. Pour parler et voter à la CRAIES, il fallait compter parmi ses membres des étudiant.es en éducation. À l’ automne 2015, la CRAIES a décidé de cesser de revendiquer de meilleures conditions de stage pour l’ensemble des étudiant.es des programmes en éducation, et de s’en tenir aux étudiant.es en enseignement. On considérait alors plus simple de demander une compensation pour un groupe aux caractéristiques contingentes et l’on pensait que la cohésion apparente du groupe revendicateur, tous et toutes de futur.es enseignant.es, faciliterait l’articulation d’un discours pour la promouvoir. Dans les faits, cette décision stratégique a eu pour effet d’exclure, sans trop faire de vagues, des centaines d’étudiant.es inscrit.es au programme de développement de carrière. Ces dernier.ères doivent aussi compléter des stages, mais leur réalité demeure méconnue et bien souvent omise par les étudiant.es en enseignement.

…à l’exclusion
Remarquez que l’idée de diviser les revendications en fonction des programmes a eu de nombreux échos durant cette période. Lors des congrès de la FEUQ à l’automne 2014, le plan d’action spécifique pour les stages était divisé en deux parties. Je me souviens personnellement avoir entendu des délégué.es argumenter que la meilleure façon de rémunérer les stages dans tous les domaines était d’obtenir d’abord un gain pour les stages en éducation, pour forcer ensuite le gouvernement à la cohérence en élargissant le bassin d’étudiant.es soutenu.es par le programme gouvernemental. Cette stratégie était risquée pour deux raisons: elle mettait l’accent sur les divisions entre les programmes et elle idéalisait la bonne foi du gouvernement. De plus, durant la campagne de grève des stages par les doctorant.es en psychologie, quelques contacts ont été établis entre différent.es représentant.es de la CRAIES et de la FIDEP.[10] Les doctorant.es en psychologie entamaient leur campagne d’information sur le boycottage à venir tandis que la CRAIES en était à ses débuts ; la FIDEP était donc une inspiration à l’époque. Lorsqu’une perche a été tendue à un représentant de la fédération quant aux possibilités d’alliances communes, la réponse donnée fut une fin de non-recevoir : les doctorant.es faisaient une grande différence entre leur stage et leur internat[11] et, conséquemment, elles et ils ne sauraient appuyer la campagne de la CRAIES. Il s’agit ici d’un bon exemple de corporatisme, où l’on utilise le statut de professionnel.le pour mieux se hisser au-dessus de la mêlée. D’ailleurs, la CRAIES nous sert la même sauce quand elle refuse de créer des liens politiques avec les CUTE et les coalitions régionales pour la rémunération des stages. La CRAIES prétend que le stage 4 en enseignement représente une tâche plus importante et hiérarchise ainsi le travail accompli par les étudiant.es des différents programmes.

La pointe de l’iceberg
L’autre conflit majeur qui a animé la CRAIES durant ses premières années de campagne concerne la publication d’un site internet. Bien que cette question semble à première vue anodine, elle permet de comprendre la profonde division entre les tendances au sein de la coalition. La dispute à propos du site internet était la partie visible d’une dissension plus profonde plus grande et qui n’est pas nouvelle dans le mouvement étudiant. Durant plusieurs mois, l’ADEESE-UQAM a tenté de convaincre les autres associations de la nécessité de la création d’un tel site. Après plusieurs tentatives de compromis et de réformes de contenu, le site n’existait toujours pas. Manque de contenu, nécessité de peaufiner les recherches et de raffiner l’argumentaire: les associations opposées à la mise en ligne d’un site pour la campagne martelaient sans cesse les mêmes arguments. L’intérêt d’un site internet était d’augmenter la visibilité de la campagne auprès des militant.es et des étudiant.es en éducation et de donner une base d’informations à qui voulait en connaître davantage. À ce moment-là, et jusqu’à tout récemment d’ailleurs, seule une page Facebook existait, un média insuffisant pour contenir, répertorier, archiver et rendre accessible les documents pertinents à l’ensemble des membres et non-membres. Au fur et à mesure que l’année scolaire avançait et que, de rencontre en rencontre, le site internet n’était toujours pas diffusé, il est devenu évident que les raisons invoquées pour éviter sa mise en ligne n’étaient que des excuses et qu’il y en existait des plus profondes. Les opposants proposaient plutôt une stratégie de concertation avec les partis politiques. La CRAIES n’était donc pas prête à diffuser publiquement sa campagne par manque de contenu et de recherches, mais avait toutefois les moyens rhétoriques pour défendre la cause auprès des député.es et des ailes jeunesse des partis. Tandis que certaines associations proposaient de mettre en place un plan d’action axé sur la mobilisation, la diffusion d’informations aux membres et l’escalade des moyens de pression, méthodes historiquement associées au syndicalisme étudiant de combat, d’autres associations optaient plutôt pour des tactiques de lobbying et de représentation auprès d’élu.es, stratégie privilégiée par la défunte FEUQ. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, qu’après plusieurs mois de stagnation et de problèmes organisationnels, il fût proposé d’intégrer la CRAIES à l’UEQ,[12] groupe héritier de la FEUQ. Cette décision, répondant également à des problèmes d’ordre structurel et financier, a été prise en automne 2016 et a marqué le tournant définitif de la stratégie d’action de la CRAIES.

À qui la CRAIES ?
Cette situation est aussi l’aboutissement de la dépossession des associations en éducation de leur campagne. La CRAIES était originellement fondée autour d’associations de programmes, dans le but de rapprocher le plus possible l’organisation de la campagne de la base étudiante concernée. Les seules associations de niveau facultaire venaient de l’UQAM et de l’université de Sherbrooke, et les associations de programme avaient de la difficulté à s’impliquer au niveau national. Ainsi, devant l’inconstance de la représentation, il fut décidé en décembre 2016 de ne laisser le droit de vote[13] qu’à une association par université. Bien que cette politique ait eu pour but de rétablir l’équilibre entre centres urbains et régions, elle a néanmoins eu pour effet d’éloigner la campagne de sa base en éducation. Ainsi, ce sont maintenant pour la plupart des associations générales qui ont le droit de vote laissant l’ADEESE-UQAM pour seule association étudiante en enseignement ayant le droit de voter à la CRAIES. Ce processus de dépossession était déjà bien enclenché quand le choix du premier porte-parole de la CRAIES s’est fait selon les conditions de l’UEQ, c’est-à-dire par l’embauche d’un chargé de projet engagé par un conseil composé exclusivement par des membres de l’UEQ sans que les associations de la CRAIES aient un mot à dire.

Récapitulatif d’une récupération
La fondation de la CRAIES a représenté une avancée pour la cause des stagiaires en éducation. Cependant, les positions qu’elle a prises au fil des ans et son évolution posent aujourd’hui la question de sa pertinence. Demander une compensation en guise de dédommagement plutôt qu’une rémunération pour un travail réalisé ne permet pas de valoriser le travail des stagiaires. Déclarer que seul.es les étudiant.es en enseignement au stage final méritent cette compensation est problématique; cette position exclut tous les autres domaines du « care » et de la culture qui font face au même problème de dévalorisation accompagnant le démantèlement des services publics. Axer toute sa stratégie sur le lobbying auprès des politicien.nes plutôt que sur l’information et la mobilisation des stagiaires et du public est probablement logique pour les associations générales qui composent maintenant la CRAIES au sein de l’UEQ, mais cette méthode fait défaut sur les plans de la représentation et de l’appropriation de la campagne par les étudiant.es. Il ne faut donc pas s’étonner des sorties publiques comme celle qu’on en a vue en novembre dernier de la part de la CRAIES. La récupération de la grève du 10 novembre par les porte-parole de la CRAIES est le résultat d’une tangente qui tire ses origines dans la fondation de la CRAIES. Aux dirigeant.es de celle-ci de se demander s’il s’agit vraiment d’une stratégie gagnante, et aux délégué.es d’associations participant à la CRAIES de se demander si ils et elles veulent cautionner cette politique qui pourrait leur aliéner plusieurs allié.es et nuire à un mouvement large pour la rémunération de l’ensemble des stages.

Xavier Dandavino


Cet article a été publié dans le numéro de l’hiver 2018 du CUTE Magazine. Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.


  1. Campagne de revendication et d’actions interuniversitaires des étudiant.es en éducation en stage. ↩︎

  2. Xavier Dandavino, l’auteur, a été délégué externe à la plupart des rencontres de la CRAIES de août 2014 à avril 2016. ↩︎

  3. Association des étudiantes et étudiants de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal. ↩︎

  4. Confédération des associations d’étudiants et étudiantes de l’Université Laval. ↩︎

  5. Fédération étudiante universitaire du Québec, aujourd’hui en processus de dissolution. ↩︎

  6. Association générale des étudiantes et étudiants de la Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke. ↩︎

  7. Association étudiante du module d’éducation de l’Université du Québec en Outaouais. ↩︎

  8. « Qu’une mesure de compensation financière pour les étudiant-es participant à un stage en éducation soit mise en place par le gouvernement du Québec et que cette compensation reflète à la fois les éléments suivants : (1) la charge de travail exceptionnelle des stagiaires en éducation et les bénéfices que ces derniers et dernières apportent à leur établissement d’accueil, […] ». ↩︎

  9. Selon des données amassées à l’époque par la CADEUL. ↩︎

  10. Fédération interuniversitaire des doctorant.es en psychologie. ↩︎

  11. Les doctorant.es effectuent un stage non-rémunéré de 700 heures préalablement à leur internat. ↩︎

  12. L’Union étudiante du Québec, la nouvelle FEUQ. ↩︎

  13. La FAECUM à l’UdeM, la CADEUL à l’Université Laval, la FEUS à l’Université de Sherbrooke, l’AGE-UQO, l’AGE-UQTR, l’AGE-UQAT sont des associations qui regroupent l’ensemble des étudiant.es de l’université et pas seulement les étudiant.es en éducation. ↩︎