La grève des femmes est dans l’air du temps.1 En Pologne, le 2 octobre dernier, des femmes se sont mises en grève pour le droit à l’avortement. Le 19 octobre, c’est au tour des Argentines: une grève d’une heure pour dénoncer le viol et le meurtre de Lucia Perez, 16 ans, ainsi que la banalisation par les médias du crime haineux. Quelques jours plus tard, en Islande, puis en France, des femmes ont massivement quitté leur poste de travail à la minute précise à laquelle elles ont travaillé le même nombre de jours ouvrés qu’un homme à salaire égal. Ces mouvements ont tous en commun de poser le rapport direct entre l’oppression des femmes et l’exploitation de leur travail de reproduction. Partout, les femmes sont précaires parce qu’une importante partie des tâches qu’elles réalisent n’est pas payée, leurs principales fonctions n’étant pas reconnues comme du travail. De la gratuité du travail ménager à la gratuité des services sexuels, l’appropriation du corps et du temps des femmes, ainsi que la non-reconnaissance de ce qu’elles produisent les contraignent à une situation de grande vulnérabilité vis-à-vis des boss, parents, chums et professeurs.

La grève menée à l’automne 2016 par les étudiantes en psychologie pour réclamer la rémunération de leur internat n’est pas étrangère à ces mouvements. Elle confronte la compréhension du travail étudiant réalisé gratuitement, avec pour seule reconnaissance concrète des crédits académiques et des notes, compréhension qui ne permet pas de répondre à cette simple question: pourquoi y a-t-il des stages payés alors que d’autres ne le sont pas? Contre l’idée répandue selon laquelle les stages ne sont pas payés parce qu’ils constituent une formation personnelle, nous affirmons que c’est plutôt en raison de la division sexuelle du travail basée sur une séparation entre les secteurs d’études/d’emploi considérés comme productif ou reproductif. Comment pourrait-on expliquer, sinon, que les stages en génie ou en informatique sont presque tous rémunérés, alors que ceux en enseignement ne le sont jamais? Nul doute que les stages non rémunérés ont surtout en commun de correspondre à des domaines de travail associés aux soins et à l’entretien des êtres humains, réalisés historiquement par une majorité de femmes. À titre d’exemple, en Ontario, environ 73% des postes de stagiaires payé.es sous le salaire minimum ou non rémunéré.es sont occupés par des femmes, et les chiffres montent à 77% pour les stages non rémunérés aux États-Unis.2 Cela n’a rien d’anodin: la gratuité du travail accompli lors de ces stages témoigne de la persistance de la hiérarchisation entre le travail productif « d’hommes », donc rémunéré, et le travail reproductif gratuit « de femmes ». Encore aujourd’hui, les professions de travailleuses sociales, d’enseignantes, d’éducatrices à l’enfance, d’ergothérapeutes, de sexologues, d’infirmières et de sages-femmes, entre autres, sont associées au don de soi et à une propension, présumée naturelle, des femmes à éduquer et à soigner.3 Nous partageons ici l’idée de Colette Guillaumin selon laquelle le travail du care n’est pas moins payé: il ne l’est jamais, hormis lorsque soumis au rapport salarial plutôt que patriarcal. Le stage sans salaire représente donc un entraînement capitaliste à l’exploitation totale du temps des femmes.

Mais pourquoi rémunérer des stages dans un domaine où le travail a toujours été réalisé gratuitement? Parce que ce n’est pas seulement le vol de temps de travail des stagiaires qui est en jeu, mais aussi la non-application des normes du travail, l’absence de sécurité du revenu, ainsi que l’inadmissibilité au chômage et au congé de maternité en période de stage. Tout comme les ménagères, les populations (néo)colonisées, les personnes racisées, celles au chômage, à l’aide sociale et les personnes détenues, les étudiantes sans-salaire se retrouvent donc dans une relation de dépendance vis-à-vis des personnes salariées. Ultimement, la non-reconnaissance du travail reproductif permet de perpétuer l’exploitation des personnes les plus vulnérables et une plus faible rétribution des domaines de travail traditionnellement féminins. Il apparaît ainsi qu’à la hiérarchie des salaires correspond une hiérarchie des sexes, des races, des âges et des nations.4

C’est pas parce qu’on est petites qu’on ne peut être grandes
À partir du moment où l’on reconnaît que les stages sont impayés parce qu’ils correspondent à des secteurs d’emplois traditionnellement féminins, et non parce que les stagiaires sont en processus de formation, il est difficile de continuer à justifier la gratuité de l’ensemble du travail effectué durant les études, sur les bancs d’école et à la maison. Nous avançons l’argument selon lequel les études ne sont pas rémunérées en raison de la division du travail entre professeur.es et étudiant.es, basée également sur la distinction du travail de production et de reproduction. En ce sens, on comprend que le travail intellectuel des enseignant.es est reconnu comme du travail, puisqu’il est payé, alors que celui des étudiant.es ne l’est pas. Pourtant, les études sont un travail de reproduction sociale puisqu’elles (re)produisent la marchandise au fondement même du capitalisme: la force de travail. Suivant cette perspective, il appert que du primaire à l’université, les étudiant.es acquièrent des connaissances, des compétences et des savoirs-faire standardisés, afin de servir au renouvellement des travailleuses et des travailleurs sur le marché du travail selon les savoirs à jour. Mais, ces acquisitions ne se font pas passivement ni à coup de baguette magique: elles requièrent du travail de la part des étudiant.es. Il est donc paradoxal qu’une large partie du temps de travail des enseignant.es, qui consiste à augmenter la valeur de la force de travail des étudiant.es, soit rémunérée, alors que le temps de travail des étudiant.es ne l’est pas. Pourtant, elles et ils accomplissent la plus grande part du travail: leur temps de travail pour apprendre est aussi du temps de travail dépensé pour faire augmenter la valeur de leur future force de travail. Les échanges entre les étudiant.es, dans la réalisation d’un travail commun par exemple, de même que les échanges entre enseignant.es et étudiant.es, participent à la production de valeur, et ce, pour les deux parties. Cette valeur produite par le travail étudiant est à la fois une valeur d’usage, comme les connaissances et les compétences, et une valeur d’échange, comme un diplôme faisant augmenter la valeur monétaire d’une personne sur le marché du travail. Le travail étudiant est le résultat d’une activité, qui peut être l’objet d’appropriation par d’autres personnes, comme les enseignant.es, les administrations et les milieux de travail.

La reconnaissance des études comme travail permet ainsi de mettre en lumière le dynamisme du processus d’apprentissage et de politiser les conditions dans lesquelles il est effectué. C’est ici que réside tout le potentiel subversif de la revendication du salariat étudiant: les étudiant.es ne pourraient plus être laissé.es de côté par rapport au contenu des enseignements et à la manière dont il est enseigné, aux modes d’évaluation, à la valorisation des productions étudiantes ainsi qu’à la définition des paramètres d’utilisation de celles-ci. On passerait d’un rapport « maître-élève » à un rapport entre collègues. Le salaire permettrait donc de transformer le rapport d’autorité entre enseignant.es et étudiant.es, notamment en ce qui a trait au harcèlement sexuel et psychologique.

En effet, c’est entre autres dans le rapport hiérarchique prof-élève, au cœur de la structure de l’école, que repose la reproduction des violences, véritable face cachée de l’exploitation du travail étudiant.5 Si le temps de travail étudiant est accaparé par l’école, les stages, et que l’obtention de bourses ou de contrats repose sur le pouvoir discrétionnaire des enseignant.es, comment peut-on s’imaginer répondre politiquement et de manière efficace à l’appropriation et l’exploitation des corps étudiants? De manière générale, les abus perpétrés dans le cadre de la formation scolaire sont banalisés, ce qui laisse libre cours à des situations de racisme, de sexisme, de harcèlement, de violences psychologique et sexuelle. Soutenues par l’État, les administrations scolaires, en « bon père de famille », se trouvent donc à discipliner le travail gratuit, et en cas de violence, à assurer l’impunité des agresseurs.

Si l’attribution d’un salaire pour les stages et l’ensemble du travail étudiant permet d’adresser l’enjeu des violences vécues entre les étudiant.es et le personnel salarié, elle favoriserait aussi l’organisation contre la répression politique. C’est d’abord en considérant les étudiant.es comme des travailleurs.euses qu’on peut penser réussir à se débarrasser du rapport clientéliste ou d’assistanat qui permet plus facilement à l’université d’expulser et de filtrer les individus qui paieront (trop cher) leur privilège d’y étudier. C’est entre autres, mais pas seulement, l’absence de reconnaissance concrète (salaire et conditions de travail convenables) qui renforce la soumission des étudiant.es au pouvoir discrétionnaire de l’école.

Assez perdu de temps!
Dans le sillage de la grève des doctorant.es en psychologie, la campagne politique des CUTE vise d’abord à inviter les stagiaires à s’organiser en vue d’une potentielle grève générale pour la rémunération de tous les stages. Il s’agit d’un appel à une grève des femmes qui pourrait faire éclater au grand jour la valeur du travail accompli. Elles pourraient revendiquer la mise à terme du temps volé des stagiaires, la reconnaissance du travail de reproduction par un salaire et le contrôle des conditions de travail par celles qui l’exécutent. Il s’agit d’ouvrir les possibilités de politiser l’école en discutant plus largement de la reconnaissance du travail étudiant dans une perspective fondamentalement féministe.

La grève des stages, menée majoritairement par des femmes contre la réduction historique de leur travail à une activité sans valeur productive, a le potentiel de révéler les contradictions du système capitaliste et patriarcal, en permettant d’aborder de front l’impensé des stages non payés dans les emplois traditionnellement féminins. Mais ce n’est pas tout, puisque si les stages constituent la partie visible de la formation et méritent salaire, c’est l’ensemble de la formation qui devrait être rémunérée. Que le travail étudiant soit impayé ne le rend pas moins exploitable et, surtout, les relations de pouvoir entre étudiant.es, professeur.es et cadres, en cas de violence et de répression entre autres, s’en trouvent renforcées. Car être sans salaire ne signifie pas nécessairement être en dehors du rapport salarial capitaliste, mais plutôt y être soumis entièrement en n’ayant aucune prise sur les conditions dans lesquelles ce travail s’exerce. C’est lorsque le travail reproductif sort de la sphère informelle et naturalisée, par un salaire, qu’il cesse d’être pris pour acquis et peut devenir l’objet de revendications d’une lutte sociale. Assurément, on continue à se vendre comme salarié.es, mais en tentant d’imposer par la lutte un contrôle non marchand sur notre propre travail, donc à dépasser une logique capitaliste.

Cette lutte constitue, en quelque sorte, le volet étudiant de la lutte pour la reconnaissance du travail de reproduction, notamment celui des ménagères, des travailleuses du sexe et des travailleurs.euses migrant.es. Les féministes étudiantes ont tout avantage à ouvrir les hostilités avec l’État sur le terrain de la reproduction, dont l’école est un lieu incontournable. Politiser le travail étudiant contribue à appréhender toute l’étendue du travail reproductif gratuit et ses implications dans l’accumulation capitaliste au sein de la division internationale du travail.

Amélie Poirier et Camille Tremblay-Fournier


POUR EN SAVOIR PLUS

Pour une critique étudiante des stages en éducation: Jeanne Bilodeau, « Les limites de la tolérance: Femmes et formation en enseignement », Minorités lisibles, No.1, 2016, p.34-39.
•    Sur les pouvoirs et des paradoxes de la grève des femmes: Valérie Lefebvre-Faucher, « Grève de la reproduction », Mots et images de la résistance, 2015.
•    Sur les rôles du travail ménager, de la famille et de l’école dans le système économique capitaliste: Mariarosa Dalla Costa et Selma James, Women and the Subversion of the Community, 1971, 35 p.
•    Pour une synthèse de la lutte pour le salaire au travail ménager menée dans les années 1970: Louise Toupin, « Le salaire au travail ménager, 1972-1977: retour sur un courant féministe évanoui », Recherches féministes, Vol.29, no 1, 2016, p.179-198.
•    Sur l’appropriation du corps et du temps des femmes: Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir. Paris, Côté-femmes, 1992, 239 p.


  1. Ce texte est une version abrégée d’un texte soumis à la revue web Françoise Stéréo. La version intégrale est détaillée et les références sont nombreuses.
  2. Pour l’Ontario, voir James Attfield et Isabelle Couture, An Investigation into the Status and Implications of Unpaid Internships in Ontario, 2014, p. 36. En ligne. Pour les États-Unis, voir Gardner, Phil, The Debate Over Unpaid College Internships, p. 6. En ligne. Nous n’avons pas trouvé de données globales pour le Québec et le Canada.
  3. La gratuité du travail reproductif est souvent justifiée par la difficulté à le quantifier, puisqu’il est accompli par vocation, par dévouement, par filiation, par solidarité. Or, il n’a ni prix ni limite précisément parce qu’il n’est pas reconnu comme tel; la patience, l’écoute, la douceur, le sourire sont tous des tâches invisibilisées du travail des femmes puisqu’elles sont définies en termes de caractère, d’attitude, de qualités naturelles intrinsèques.
  4. Les termes sexe, race, âge et nation ne sont bien sûr pas utilisés ici au sens biologique; ils sont construits à travers des rapports sociaux.
  5. Selon une enquête réalisée sur six campus québécois en 2016, une personne sur trois a été victime de violence sexuelle depuis son arrivée à l’université et sur le total des répondant.es, 36% des personnes disent n’en avoir jamais parlé à autrui et la grande majorité n’ont pas porté plainte. Pour en savoir plus: Nadeau, Jessica, «La violence sexuelle, un fléau à l’université», Le Devoir, 10 mai 2016.

Cet article a été publié dans le numéro de l’hiver 2017 du CUTE Magazine.
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