[Perspectives LGBTQIA+ sur le travail gratuit]

Par Charlie Savignac et Sandrine Belley

Alors que les tentatives d’organisation en milieu de travail semblent se faire plus populaires, l’absence de discussions ou de revendications concernant les enjeux LGBTQIA+ se fait remarquer. Malheureusement, à ce jour, ces enjeux sont toujours étiquetés de libéralisme et d’individualisme, ce qui les place au second plan des luttes des travailleuses et travailleurs. Cette mise au placard de nos revendications nous pousse donc à nous replier davantage en groupes affinitaires, hors du monde du travail, afin de faire reconnaître nos droits. Et pas n’importe lesquels: ce sont des droits reproductifs et conjugaux qui sont réclamés, c’est-à-dire ceux-là mêmes qui participent à reproduire la force de travail utile au capitalisme. Si pour plusieurs, il semble aisé de séparer identité sexuelle, sexualité et travail, cette division est absolument impossible! Nos milieux de travail recèlent d'agressions envers nos identités et nous contraignent à nous camoufler et à nous plier à l’hétéronormativité ambiante.

Le mouvement ayant le mieux réussi à visibiliser le lien entre sexualité et travail est sans l’ombre d’un doute celui des travailleuses du sexe (TDS). En effet, en luttant pour se faire reconnaître comme des travailleuses, les TDS ont réussi à mettre en lumière le travail sexuel gratuit effectué par toutes les femmes au quotidien. Ce travail ne désigne pas seulement l’acte sexuel en tant que tel; il inclut toutes les formes de travail effectuées dans un cadre hétéronormatif qui visent à rendre plus sexuellement désirables les femmes. On peut penser au maquillage, à l’épilation, aux régimes de minceur, aux coiffures, aux codes vestimentaires, et bien d’autres. Il devient évident que cette dimension du travail sexuel, actuellement l’objet de revendications de la part des TDS, est présente dans un grand nombre des emplois occupés par les femmes, voire tous, à différentes échelles. Le straight/cis passing peut, en ce sens, être vu également, comme un acte s’inscrivant dans le champ du travail sexuel.

Cis/straight passing et politique de la respectabilité: Pourquoi il s’agit d’un enjeu de travailleur.euse.s?

Pour les communautés LGBTQIA+, ce travail s’effectue notamment dans le but de camoufler des aspects identitaires afin de se protéger des agressions ou discriminations liées à l’identité de genre et à l’orientation sexuelle. La représentation de soi est ainsi calquée à ce qui est attendue par le milieu: il peut s’agir d’habillement, de façon de parler, jusqu’à sa façon de se déplacer. Les discussions exposant l’intimité sont tues: les milieux de vie, les amitiés, les partenaires et une somme importante de temps et d’énergie est donc investie afin de ne pas froisser collègues, patron.ne.s et client.e.s/usager.e.s.

Même quand on se permet d’affirmer notre identité en milieu de travail, certaines contraintes demeurent. L’image que nous projetons de notre identité est encore restreinte par une certaine politique de la respectabilité; nous nous efforçons ainsi de taire les éléments de notre queerness qui pourraient choquer et de nous arrimer aux normes de genre ou de couple. On nous demande de parler peu ou pas de notre sexualité et, quand elle est abordée, c’est soit pour la ridiculiser - voire la mépriser-, soit pour servir les fantasmes des collègues masculins hétéros (surtout dans les cas de relations lesbiennes). On prétend accepter notre identité mais en nous prêtant des voeux refoulés: le mariage avec un.e partenaire stable, une idée et une présentation toutes deux précises et invariables de notre/nos genre.s qui correspondent aux attentes de la majorité hétéro et cisgenre, etc. Cet effort mis à être « le.la bon.ne queer » reste une limitation au plein exercice de notre authenticité et requiert un travail émotif considérable de notre part.

Ce travail émotif et sexuel est très semblable à celui que les femmes effectuent au quotidien, tout en prenant une forme particulière. On remarque que ce sont des travailleuses les plus précaires envers qui le plus de travail sexuel est attendu. L’exemple des serveuses en est un. Dépourvues de plusieurs droits comme le salaire minimum et puisque peu d’entre elles sont syndiquées, nombreuses sont contraintes de s’habiller de telle ou telle façon, de se maquiller, etc. afin d’attirer les client.e.s et de satisfaire aux exigences des patron.e.s. On verrait difficilement comment de telles contraintes pourraient être exigées d’un.e professeur.e d’université ou d’un.e médecin. Ainsi, de la même façon, nous pensons que plus les travailleur.euse.s ont des droits ou, conséquemment, que leur travail est reconnu, moins le travail de straight/cis passing est implicitement exigé.

L’exemple des stages

Ce qui a été le plus destructeur dans ma santé mentale dans les dernières années est la non reconnaissance de mon identité (gaie ou queer) et de mon historique de vie en stage. De me faire dire que j'ai des apprentissages professionnels à faire pour mieux intervenir, sans tenir compte des enjeux oppressants reliés à mon identité (je travaillais auprès d'hommes en situation de vulnérabilité), n'a qu'augmenté mon anxiété et mes symptômes dépressifs tout en diminuant considérablement ma capacité d'apprentissage et mes qualités d'intervenant. Tu n'apprends pas quand tu pars de ton stage à presque tous les jours avant la fin de la journée parce que tu n'es plus capable de te retenir de pleurer. Aussi, recevoir des commentaires tels qu'un de nos résidents est peut-être homosexuel puisqu'il nomme être frustré sexuellement depuis qu'il a une vie sexuelle est un obstacle à la création d'un lien de confiance avec les intervenants, surtout lorsque toute l'équipe y pense sérieusement. Mon orientation sexuelle n'est pas une réponse à vos frustrations hétérosexuelles, elle est tout aussi valide et réelle.

Les stagiaires sont parmi les catégories de travailleur.euse.s les plus précaires. Nous effectuons plusieurs semaines, voir plusieurs mois de travail gratuitement, et ce, sans être couvert.e.s par les normes du travail, le régime d’assurance parentale du Québec ou les mesures contre le harcèlement au travail. De plus, nous sommes catapulté.e.s dans un milieu de travail, sans avoir le statut pour faire partie de l’équipe à part entière, ce qui diminue considérablement la solidarité entre collègues. Alors que les travailleur.euse.s salarié.e.s peuvent changer d’emploi lorsqu’il y a une situation de harcèlement ou de discrimination basés sur le genre et/ou l’orientation sexuelle et recevoir des prestations d’assurance-emploi entre temps, quitter un milieu de stage oppressant signifie une charge encore plus longue de travail gratuit. En effet, le changement d’un milieu de stage, malgré que ce soit pour des motifs de discrimination, entraîne une obligation de reprendre l’ensemble des heures requises.

Plusieurs stagiaires se voient ainsi contraint.e.s de retourner dans le placard lorsqu’illes intègrent un milieu de travail, soit parce que cela est directement exigé, soit parce qu’illes sentent qu’illes n’auront pas l’appui de leur milieu. Dans les domaines du care comme le travail social, l’éducation spécialisée ou l’enseignement, on évoque parfois comme prétexte qu’il faut éviter de choquer la «clientèle» ou que cela relève de la vie privée, alors que nos collègues peuvent se permettre de parler de leur partenaire sans réprimande.

Un salaire contre le straight/cis passing en stage

Nous pensons que les stages non rémunérés nous forcent à faire davantage de travail émotif et sexuel gratuit lorsque nous ne sommes pas hétéro ou cis. L’obtention du statut de travailleur.euse.s, et par le fait même d’un salaire, nous donnerait une partie des outils nécessaires afin de s’organiser pour refuser d’exécuter ce travail. Il aurait entre autres pour conséquence de nous donner accès aux mêmes droits que les autres travailleur.euse.s. Si l’on peut supposer que ces droits ne nous protègeront pas entièrement contre les agressions et microagressions du système hétéronormatif, ils auront sûrement pour effet de nous permettre de mieux nous organiser pour défendre notre identité en milieu de travail.

La forte probabilité d’une grève à venir cet hiver sera l’occasion de visibiliser ce travail fait dans nos milieux de stage, mais également à l’intérieur du mouvement. Ce sera l’occasion de s’organiser pour que nos vies personnelles ne soient plus des obscénités aux yeux de nos collègues, pour que refuser de se faire mégenrer quotidiennement ne cause plus d’émoi, pour qu’on ait plus à surveiller notre façon de parler et de se tenir, notre habillement et notre présentation de genre constamment.

Cet article a été publié dans le numéro de l'automne 2018 du CUTE Magazine. Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.