En tant qu’intervenantes, nous avons été habituées très tôt au don de soi: salaire très peu enviable, temps supplémentaire non payé, heures de bénévolat pour participer à certaines activités du milieu auxquelles « t’es pas obligée de venir, mais ça serait ben l’fun que tu sois là » (fête de Noël, manifestations, etc.), travail les jours fériés, les soirs et les fins de semaine, etc. Cette dynamique est apprise et présentée comme étant inévitable dès le début de la formation en travail social. En effet, les heures de stages et de bénévolat non rémunérées sont la norme dans cette formation et leur nombre ne cesse de croître.

Mise à jour du baccalauréat en travail social à l’UQAM

Depuis 2015, l’École de travail social de l’UQAM prépare une mise à jour du programme de baccalauréat dont le point central est l’augmentation des heures de stage. Afin de conserver l’accréditation de l’Association canadienne pour la formation en travail social (ACFTS), 120 heures doivent être ajoutées aux 580 heures de stage actuellement prévues à la formation, car il s’agit de la nouvelle norme à l’échelle nationale. Cette modification relève du comité de programme, qui est formé de quatre représentant.es étudiant.es et de quatre professeur.es.

Initialement, les professeur.es ont proposé d’augmenter le nombre d’heures du stage final, le faisant alors passer de trois à quatre jours/semaine. Cette proposition fut rejetée en bloc par les représentant.es étudiant.es, puisqu’elle était considérée comme un alourdissement majeur de cette année de stage, déjà reconnue comme étant exigeante et exténuante. Par ailleurs, on ne prévoit ajouter aucun crédit académique à ce stage malgré l’augmentation de la charge de travail qui lui est associée. La justification de cette augmentation sans reconnaissance est que les étudiant.es de l’UQAM ne remplissent pas les plus récentes normes nationales exigées afin d’être accrédité.es par l’ACFTS. Après délibération, le comité de programme a finalement opté pour la création d’un troisième stage de trois crédits en deuxième année, ce qui implique de condenser deux cours en un seul.

Il convient de souligner que des heures de bénévolat additionnelles sont présentement obligatoires dans le cadre d’un cours, en dehors des stages déjà inclus au cursus. Bien entendu, aucun crédit supplémentaire n’est accordé pour ces heures non plus et la situation touche également d’autres écoles de travail social. À titre d’exemple, les étudiant.es de travail social de l’Université de Montréal doivent accomplir de trois à quatre heures de bénévolat par semaine lors de leur première session, non rémunérées et liées à un cours de trois crédits, sans réduction des heures en classe. Les mêmes critiques que nous avons formulées par rapport aux stages s’appliquent aussi à ces activités car ce sont toutes deux un travail non reconnu, camouflé derrière la notion «d’acquisition d’expérience». Le ton est ainsi donné: on habitue insidieusement les étudiant.es au don de soi dès la première session, don pour lequel, comble de l’ironie, il faut en plus payer des frais de scolarité!

En ce qui concerne le nouveau stage ajouté au bac à l’UQAM, quelques précisions s’imposent. Bien qu’une durée de deux sessions consécutives, à raison de trois jours par semaine, puisse sembler raisonnable, il faut tenir compte du portrait de la population étudiante locale. Puisque le programme de travail social à l’UQAM est le seul qui admette des étudiant.es sur la base de l’expérience et où tous les cours sont offerts de jour comme de soir, plusieurs personnes choisissent de s’y inscrire à temps partiel afin de pouvoir conserver leur emploi ou de répondre à d’autres engagements. Avec l’augmentation du nombre de stages obligatoires à temps plein et non payés, l’accès au programme est donc sérieusement restreint et, pour celles et ceux inscrit.es, le parcours de formation est particulièrement éprouvant. C’est notamment le cas pour les parents étudiants et les personnes vivant avec une maladie chronique, de nature physique ou mentale, pour qui l’année de stage à temps plein constitue déjà un défi particulièrement exigeant. Augmenter le stage final à quatre jours/semaine n’est donc pas une option envisageable pour ces personnes.

Bien que nous soyons satisfaites que le stage final demeure de trois jours/semaine, le problème reste entier quant à la précarisation qu’entraîne l’augmentation des heures de stage. Un certain nombre de transformations mises en place auront des répercussions immédiates sur l’accès pour certaines personnes à ce stage, notamment en ce qui concerne la flexibilité. Il y aura, par exemple, une augmentation du nombre de cours prérequis et corequis au stage et des journées fixes pour exécuter celui-ci, ce qui désavantage aussi une partie de la population étudiante.

Cette modification entraîne également une diminution du nombre de crédits accordés aux étudiant.es ayant complété une technique en travail social. Ces étudiant.es, qui ont déjà acquis un important bagage en formation pratique au collégial, se retrouvent à accomplir encore davantage de travail non rémunéré: ces étudiant.es étant déjà formé.es pour l’exécution de diverses tâches, les milieux s’en trouvent avantagés.

La rémunération des stages: levier de transformation des conditions étudiantes

Nous soutenons que le seul compromis acceptable pour conserver l’accessibilité des programmes de travail social est la rémunération des stages. Contrairement à la conception du stage comme étant un processus d’apprentissage passif qui bénéficie seulement à l’individu en formation, il s’agit incontestablement d’un travail qui contribue au fonctionnement et à la survie des organismes communautaires et de l’ensemble du réseau des services sociaux. D’autant plus qu’avec l’augmentation des heures de stage, les étudiant.es arriveront encore plus formé.es au moment du stage final. Puisque le programme s’adapte de plus en plus aux milieux dans lesquels est pratiqué le travail social, il est donc logique que ces milieux investissent dans leurs futur.es travailleur.euses. Dans le contexte d’austérité ambiant, il y a fort à parier que le réseau des services sociaux et les organismes communautaires seront peu enclins à accueillir favorablement cette revendication, réticence face à laquelle nous répondons que la rémunération de l’ensemble des stagiaires doit invariablement s’accompagner d’un réinvestissement dans le financement des services sociaux et du secteur communautaire, et d’une réflexion plus globale quant aux priorités économiques collectives.

Bien que nous reconnaissions l’importance de la formation pratique en travail social et que l’augmentation des heures de stage, d’un point de vue pédagogique, pourrait être souhaitable, c’est le contexte actuel du travail gratuit effectué en stage qui nous pose problème. Cette non-reconnaissance est d’autant plus alarmante lorsqu’on considère que les milieux de travail sont avantagés par le virage vers une université-usine qui permet l’accès à une main-d’oeuvre étudiante bon marché (voire gratuite) et qui forme des finissant.es plus qualifié.es face aux réalités des milieux d’embauche. Ainsi, l’ACFTS arrime ses standards aux besoins du marché du travail – ici celui des services sociaux – en fonction de la moyenne du nombre d’heures de stage dans les écoles de travail social, et non en fonction d’une lacune dans la formation des étudiant.es. Si toutes les écoles augmentent le nombre d’heures de stages, la moyenne ne fera qu’augmenter, et seuls les employeurs sauront en bénéficier, à force de couper des postes salariés. La non-rémunération contribue alors insidieusement à la dégradation des conditions de travail dans les services sociaux.

La rémunération permettrait également à un grand nombre d’étudiant.es de ne pas avoir à travailler à l’extérieur du stage ou, à tout le moins, de travailler un nombre d’heures réduit. Pour les personnes ayant des réalités particulières telles qu’énoncées plus haut, la rémunération des stages est un élément particulièrement déterminant pour l’accessibilité au programme et à leur qualité de vie durant leur parcours scolaire. Le fait de rémunérer les stages aurait comme impact de diminuer la pression financière, ce qui permettrait une plus grande présence d’esprit, implication et disponibilité tout au long de la formation. Cette option permettrait aux étudiant.es d’accomplir l’année de stage sans arriver à la fin de bac au seuil de l’épuisement, rendant ce passage moins éreintant pour la santé mentale et physique et maximisant ainsi les apprentissages. Le fait de ne pas être sans cesse en mode survie pourrait aider à favoriser l’acquisition de connaissances et de compétences, ainsi qu’une motivation à apprendre plutôt qu’à strictement passer ses cours en vue d’obtenir un diplôme.

En permettant aux étudiant.es d’être plus disposé.es à apprendre, la rémunération des stages est donc cohérente avec l’objectif d’améliorer la formation académique. À l’inverse, le simple fait d’augmenter les heures de stage répond davantage à l’impossibilité d’embaucher suffisamment de main-d’oeuvre en raison du sous-financement chronique du milieu de la santé et des services sociaux. En effet, les stages répondent de moins en moins à des objectifs de formation et de plus en plus aux besoins des milieux eux-mêmes. Cela s’observe notamment par une ressemblance grandissante entre les processus de placement et d’embauche: entrevues, CV, demande de références, recherche d’expérience préalable en intervention, etc. Bref, il faut déjà être qualifié pour apprendre! Notre intention n’est pas ici de blâmer les milieux: on peut facilement concevoir pourquoi de telles pratiques émergent dans le contexte actuel, mais nous refusons d’avaler le fait que l’augmentation des heures de stage soit simplement liée à des objectifs pédagogiques et qu’il nous faudrait par conséquent adopter une position d’apprenant.e reconnaissant.e.

Par-delà la nécessité de cette rémunération pour garantir un programme inclusif, il s’agit d’une reconnaissance des heures principalement travaillées par des femmes. Il est effectivement difficile de justifier ce don de soi de la part des stagiaires, alors que les stagiaires issus de domaines traditionnellement masculins sont pour la plupart rémunérés, et ce, à partir de généreux crédits d’impôts[1] et de subventions[2] dont bénéficient les employeurs. Dans le contexte où on exigera de plus en plus de travail non rémunéré (et pour lequel il faut payer!) aux étudiant.es dans les professions du care, dites féminines, nous considérons qu’il est tout simplement indécent de ne pas reconnaître l’apport immense que constitue ce travail, non seulement pour les employeurs, mais également pour toute la société.

Du début de la formation jusqu’à l’entrée sur le marché du travail, on nous habitue au don de soi et au travail gratuit pour éviter, entre autres, de devoir remédier au sous-financement des services publics et communautaires. Pour cette raison, nous maintenons qu’il est illogique d’antagoniser la lutte des stagiaires à celles vouées à la qualité des services et aux conditions des travailleur.euses, car ces luttes confrontent des problèmes ayant la même racine. Aux lecteur.rices qui se sentent exploité.es et qui refusent de continuer à endosser cette situation, ne serait-il pas temps de cesser de soutenir gratuitement et à bout de bras un système qui s’effondre en raison d’un sous-financement perpétuel? Avec enthousiasme et révolte, nous enjoignons nos camarades et collègues de classe à cesser collectivement de s’épuiser gratuitement, ainsi qu’à se mobiliser à nos côtés pour revendiquer une véritable reconnaissance matérielle de notre travail.

Sandrine Belley et Emily Zajko


Cet article a été publié dans le numéro de l’automne 2017 du CUTE Magazine.
Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.


  1. Gouvernement du Québec (2017). «Crédit d’impôt pour stage en milieu de travail» : http://www4.gouv.qc.ca/fr/Portail/citoyens/programme-service/Pages/Info.aspx?sqctype=sujet&sqcid=419 (30 juin 2017). ↩︎

  2. Gouvernement du Québec (2017). Programme incitatif pour l’accueil de stagiaires en formation professionnelle et technique : https://www.cpmt.gouv.qc.ca/grands-dossiers/fonds/accueil_stagiaire.asp (1er août 2017). ↩︎