Nous sommes en avril 2016. Une collègue du baccalauréat en enseignement confie qu’il ne lui reste que 20 $ dans son compte en banque. Mère d’un garçon de 11 ans, elle venait de compléter quelque 28 journées de stage dans une école : sept semaines de travail non rémunéré. Elle n’en est qu’à son deuxième stage et, dès l’automne, elle devra accomplir les mêmes prouesses, cette fois durant 35 jours. Peu de répit pour les futur.es enseignant.es, qui doivent compléter quatre séjours dans les écoles durant leur parcours de formation. Au total, il s’agit de plus de 700 heures de stage, dont plus de la moitié en prise en charge complète de la classe, à leur propre frais.

Aujourd’hui, pour exercer le même métier ou la même profession que nos parents, il faut s’engager dans des parcours d’études de plus en plus longs, les études constituant un passage obligé pour se trouver un emploi soi-disant socialement « acceptable ». Un grand nombre d’étudiant.es doivent effectuer un stage, voire plusieurs, durant leur parcours de formation, tant au niveau professionnel, technique, qu’universitaire. En enseignement, cette épreuve représente une condition à l’obtention du brevet officiel. Les futur.e.s maîtres se prêtent donc à l’exercice, souvent avec beaucoup de zèle, espérant que leurs efforts seront récompensés par une lettre de recommandation, un poste et, enfin, un salaire.

Mais les stages, comme nous les connaissons actuellement en éducation, n’ont pas toujours existé. C’est une réforme implantée en 1992 qui a fait passer les heures de stages de 70 à 700 heures, et la durée du baccalauréat de trois à quatre années. Auparavant, la formation pratique se faisait sur le marché du travail, payée par la commission scolaire plutôt que par la population étudiante elle-même, via les frais de scolarité. L’objectif ? Améliorer l’arrimage des programmes d’enseignement au marché du travail en créant un effet de compétition pour la sélection et l’obtention du brevet. Résultat : au tournant de 1992, le nombre de personnes admises en éducation à l’UQAM seulement est passé de 1661 à 465.

CRAIES
La Campagne de revendications et d’actions interuniversitaires pour les étudiants et étudiantes d’éducation en stage (CRAIES) regroupe des étudiant.es en éducation de différent campus réclamant une compensation financière pour les étudiant.es durant leur stage final.

Un autre effet de cette sélection « plus rigoureuse » des étudiant.es en éducation est l’homogénéisation des cohortes de futur.es enseignant.es : moins de personnes issues des classes populaires, moins de parents monoparentaux et moins de personnes issues de l’immigration récente. Pourtant, ce n’est pas de valoriser la profession enseignante que d’augmenter la concurrence entre les étudiant.es sur la base de leurs conditions de vie. C’est plutôt creuser l’écart social déjà présent entre les personnes qui pourront s’adapter au parcours académique et celles qui devront abandonner. Bien que les étudiant.es ont en commun des conditions d’étude (comme celle de la production académique), au même moment, chacun.e, par son origine sociale, son domaine d’étude et le support financier dont il et elle bénéficie, vit bien différemment son passage dans le monde académique. C’est ainsi que l’institution scolaire assigne des rôles, des places distinctes à chacun.e, en plus de servir à la production capitaliste, à la reproduction des classes sociales et sexuelles, entre autres par la rémunération différenciée des stages selon les professions et métiers et l’aide financière. En effet, en période de stage, peu de personnes ont la capacité et même la possibilité d’occuper un emploi salarié, et encore moins avec une personne à charge, situation qui touche davantage les femmes¹. D’ailleurs, le système scolaire néglige particulièrement les parents monoparentaux et autres proches aidant.es. L’aide financière qui leur est proposée est insuffisante, et parfois même inexistante.

Tant dans les secteurs privé, communautaire et public, les stagiaires réalisent un travail gratuit qui, comme c’est le cas pour les internes en psychologie et les stagiaires en éducation, devient essentiel au fonctionnement de ces industries. On peut sans exagérer parler d’une forme de «cheap labor». Pour les stagiaires, le titre professionnel est l’inaccessible oasis au milieu du désert: ce n’est qu’au bout d’un long calvaire qu’il sera possible de profiter des avantages liés à son exercice. Et bien qu’il existe parfois une certaine reconnaissance professionnelle en cours de formation (c’est le cas des doctorant.e.s en psychologie qui ont un statut au sein de l’ordre des psychologues et des enseignant.e.s en formation qui peuvent faire de la suppléance), on s’assure qu’il soit quasi impossible d’en vivre décemment. Par exemple, les commissions scolaires et les universités semblent de mèche quant au maintien de la précarité des enseignant.es en formation. Récemment, ceux et celles qui sont embauché.es par la Commission scolaire de Montréal ne peuvent plus postuler pour des charges de plus de cinq jours consécutifs. Lors d’embauches en cours de formation, on demande même aux étudiant.es d’indiquer la date de fin de leurs études, les informant après coup que leur dossier sera fermé si leur diplôme n’est pas obtenu dans les délais prescrits. Finalement, suite à leur stage, les étudiant.es sortent rarement de l’école avec un emploi en poche, ils et elles doivent donc passer à travers de multiples périodes d’incertitudes. Ce dernier cas illustre bien comment, dans plusieurs domaines professionnels, les stagiaires se retrouvent dans une situation d’exploitation avec pratiquement aucune emprise sur leurs conditions de travail.

Si on conçoit le fait d’aller à l’école comme un travail ou comme un service, le projet politique sera bien différent. Envisager l’éducation comme un service – comme le font la FECQ et l’ASSÉ – c’est concevoir la personne aux études comme consommatrice d’un service pour lequel elle paye; la revendication propre à cette perspective est la gratuité scolaire. A contrario, si l’on considère l’éducation comme un travail, l’étudiant.e est non seulement en formation, mais également producteur.trice d’une variété de connaissances, allant des comptes-rendus de lecture aux projets d’innovations technologiques. Compris ainsi, le travail étudiant mérite d’être échangé contre un salaire et pas seulement contre des crédits.


Depuis les années 1990, les revendications du mouvement étudiant en faveur de la rémunération des stages viennent et disparaissent, mais sans qu’une mobilisation plus offensive ne se mette en branle. L’initiative de la Campagne de revendications et d’actions interuniversitaires pour les étudiants et étudiantes d’éducation en stage (CRAIES) en 2014 a tenté un renversement de cette situation, même si la campagne semble stagner. Le débat entre les associations étudiantes autour de la CRAIES a toutefois fait ressortir des tensions opposant une revendication de compensation financière versus celle d’une rémunération. En 2007, puis en 2015, la Confédération des associations d’étudiants et étudiantes de l’Université Laval (CADEUL) et la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) avaient produit des argumentaires² en faveur d’une compensation financière, tandis que l’association des étudiantes et étudiants en enseignement de l’UQAM (ADEESE), à l’origine du projet de la CRAIES, proposait une rémunération au salaire minimum du total des heures de prises en charge commandé par la formation. Une motion a finalement été adoptée au sein de la CRAIES pour la création d’une bourse ministérielle, administrée par les universités, et dont le montant serait modulé en fonction du nombre d’heures de prises en charge prescrit pour le stage.

Pourquoi cette crainte de demander davantage pour les personnes qui auront la responsabilité du quotidien de vingt à trente jeunes? Semblerait-il que les commissions scolaires ne seraient plus intéressées à débourser pour le travail des stagiaires et qu’une compensation financière, par le biais de bourses, ferait meilleure figure dans l’opinion publique. Réponse insuffisante quand on sait que les stages en médecine, en informatique et en ingénierie sont rémunérés, alors que la majorité des stages relatifs aux domaines, dits, féminins sont effectués gratuitement ou presque. Pas étonnant toutefois. Les tâches occupées par les femmes gardent encore aujourd’hui une belle touche de naturel, de don de soi et de plus faible rétribution³. Pourtant qu’y a-t-il de normal ou de naturel à ne pas être payé.e pour effectuer un travail, pour la simple raison que l’on est en apprentissage pour une job historiquement effectuée par les femmes? Ça ne fait aucun doute, la définition du travail et la reconnaissance qu’il mérite varient selon le sexe.


La revendication pour un salaire au travail ménager, formulée dans les années 1970, offre un parallèle intéressant avec la revendication de salarier le travail étudiant. Des instigatrices de la campagne internationale « Du salaire au travail ménager » étaient de passage à Montréal en 2015 pour discuter d’un moment qu’elles considèrent comme la grande occasion perdue du mouvement féministe⁴. Dans un contexte où le mouvement féministe cherchait une stratégie, celui-ci a choisi de s’investir dans la reconnaissance de l’égalité des femmes par le travail salarié plutôt que par le travail ménager, qu’elles effectuaient déjà gratuitement.

Leur intervention fait donc réfléchir quant à l’orientation qu’a pris le mouvement étudiant au Québec de ne pas revendiquer sérieusement – ou que très récemment – le salariat des stages. « Mais salarier un travail exploité ne rend-il pas ce travail encore plus exploitable », dit-on? Tout comme le travail ménager, il s’agit d’une erreur que de s’arrêter au premier degré, c’est-à-dire à la question de l’argent et du montant alloué. Il faut plutôt penser la stratégie politique derrière cette revendication. L’idée est de briser la division entre le « vrai travail », productif-public, et le « non-travail », qui s’exécute dans la sphère privée. Cette opposition ne sert qu’à masquer le travail réalisé gratuitement mais non comptabilisé dans le salaire, qui sert au final surtout le renforcement des structures de domination.

Tout comme la lutte sur le travail ménager, la campagne des Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE) vise à déconstruire l’amalgame entre les femmes et le travail gratuit. Il s’agit plus précisément de renverser le rapport salarial du travail étudiant (d’utilisateur-payeur à étudiant.es-travailleur.ses) pour penser l’émancipation. Prenons l’exemple des congés de paternité: au Québec, depuis que les hommes peuvent aussi recevoir une allocation pour un congé parental, davantage de pères décident d’occuper leurs fonctions à la maison, situation autrefois marginale. On peut alors s’imaginer que si les stages dans les professions traditionnellement exercées par des femmes devenaient rémunérés, une plus grande variété de personnes opteraient pour ces domaines d’étude. Par exemple, celles qui ne peuvent pas se permettre financièrement la surcharge de travail gratuit lors des moments de stage, pourraient aussi choisir de suivre une formation en psychologie, en éducation, etc. Les étudiant.es ne seraient donc plus dans l’obligation de choisir un domaine d’étude qui ne leur plaît guère en raison de leurs conditions financières. N’existe-t-il pas de plus intéressante façon de valoriser une profession que de la rendre la plus diversifiée possible?

Tout comme les stagiaires en éducation tentent de le faire avec la CRAIES, nous devons s’organiser pour faire reconnaître notre travail comme étant aussi important que celui accompli dans des domaines où les stagiaires bénéficient déjà d’une rémunération substantielle. Bien que la CRAIES existe depuis quelques années, elle peine toutefois à mettre de l’avant des revendications qui créeraient un important précédent: la rémunération des stages d’un domaine de travail traditionnellement féminin. Dans la campagne actuelle de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), il n’y a qu’une banale mention visant à dénoncer la situation des stages non rémunérés, sans réel plan afin de soutenir les campagnes sur le travail étudiant. Les délégué.es de l’ASSÉ ont donc opté pour un rôle de spectateur plutôt que celui d’allié. Les dernières expériences de lutte du mouvement étudiant nous ont démontré que l’ASSÉ comme les fédérations étudiantes ne sont pas des organisations capables de mener une lutte aussi fondamentale que celle-ci. Dans ce contexte, nous devons nous-mêmes créer de nouveaux modes d’organisation, par exemple des comités autonomes, tout en appuyant les personnes et les regroupements qui, comme la Fédération interuniversitaire des doctorant.es en psychologie (FIDEP), utilisent des moyens de pression réels: la grève du travail étudiant.

Alice Brassard

Héloïse Lanouette

Amélie Poirier

Camille Tremblay-Fournier

Valérie Simard

Cet article a été publié dans le numéro de cet automne du CUTE Magazine.

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  1. Pour en savoir plus sur l’histoire de la profession enseignante et sur le déroulement des stages en éducation, voir le texte de Jeanne Bilodeau « Les limites de la tolérance: femmes et formation en enseignement » : http://media.wix.com/ugd/c03938_5a2837b8aa7c46f183d907215172c208.pdf
  2. Pour l’argumentaire de la FEUQ, voir « Avis – La rémunération des stages en éducation » http://feuq.qc.ca/content/images/2014/11/Avis-R%C3%A9mun%C3%A9ration-des-stages-FEUQ-copie.pdf
    Pour l’argumentaire de la CADEUL, voir, « Avis sur la condition des stagiaires en éducation » http://www.cadeul.ulaval.ca/envoi/CAE_15_01_23_Avis_stages_enseignement.pdf
  3. Encore aujourd’hui, au Québec, les femmes effectuent la plus grande part du travail domestique ou ménager. Par delà l’entretien de la maison, il s’agit surtout d’entretenir la production de travail salarié, par le travail physique, émotionnel et sexuel, jour après jour. D’ailleurs, on a amplement documenté à ce jour comment la ségrégation historique des femmes de la main d’oeuvre salarié a pris naissance directement dans leur fonction de travailleuses non-payées à domicile. Voir entre autres les écrits de Sylvia Frederici et Danièle Kergoat.
  4. Pour visionner la présentation de Louise Toupin et Sylvia Frederici sur cette question: https://youtu.be/ZJBqxH2rJa4