Au fond du local de l’Association étudiante de la faculté des sciences humaines de l’UQAM, des milliers de journaux sont empilés sur une table. Cent copies par ballots; les journaux forment des blocs qui se confondent avec le mur contre lequel ils sont appuyés. « Ces journaux là, ça va se distribuer tout seul! ». Voilà la réponse servie par des membres de l’exécutif de l’association et du comité de rédaction anonyme du journal, aux militantes qui souhaitaient réfléchir aux stratégies de mobilisation pour la rentrée.

Tout seul, en effet. Des jambes invisibles qui chaque matin de la fin du mois d’août se sont rendues dans les cégeps montréalais. Des têtes invisibles qui ont discuté de la campagne avec les nouvelles étudiantes. Des centaines de journaux distribués un à un, par des bras invisibles, en prenant le temps chaque fois d’échanger avec celles qui devaient faire des stages et qui auraient à porter la grève à venir. Des mains invisibles qui ont emballé les journaux pour les envoyer dans les différentes régions afin de fournir des outils aux étudiantes qui tentent de s’y organiser. « Les journaux sont au local. Le monde a juste à appeler la permanente pour obtenir leurs copies. » Pour ces exécutants de l’AFESH, rien de compliqué, la pile de journaux baisse rapidement; les journaux se distribuent sans qu’ils n’aient à lever le petit doigt.

Depuis plus de deux ans, la campagne pour la rémunération des stages s’intensifie, à Gatineau et à Montréal en particulier, mais aussi à Sherbrooke, Chicoutimi et Québec, portée à bout de bras et de souffle par une poignée de personnes. Des étudiantes surtout, issues des programmes de travail social et d’éducation, mais aussi en soins infirmiers et en pratique sage-femmes, en sociologie et en droit. Ce sont ces étudiantes qui ont affronté, souvent seules, des assemblées générales et des exécutifs hostiles afin de faire adopter les appuis, les revendications puis les plans d’action. Ce sont elles qui ont assisté aux comités de mobilisation, qui ont organisé et animé les ateliers, les manifs, les conférences, qui ont écrit et révisé les articles, les tracts, les communiqués, designé et posé les affiches. Ce sont elles encore qui ont fait des heures de route pour soutenir la mobilisation et l’organisation dans les campus, qui ont établi des liens de confiance fondés sur la co-organisation et la co-réflexion avec des militantes de partout, qui ont pris la parole dans les médias et pendant les rassemblements.

Dès le départ, le mouvement pour la reconnaissance du travail étudiant, dont la rémunération des stages est la revendication principale de la campagne en cours, s’est construit sur des bases qui sont à l’opposé de celles sur lesquelles s’est érigé le mouvement étudiant des vingt dernières années. Rapidement, ce sont les théories féministes sur le travail reproductif et l’invisibilisation du travail des femmes, ainsi que le mouvement de grève des femmes à l’international, qui ont nourri nos analyses. Pour nombre d’entre nous, le projet d’organiser une campagne large fondée sur une analyse féministe était la condition inaliénable de notre capacité à nous organiser une fois de plus en milieu étudiant. Encore abîmées par les grèves passées, il était impossible pour nous de revivre les violences et humiliations que nous avions alors subies.

Depuis longtemps, nous avons compris que le mouvement étudiant ne servait pas les intérêts des étudiantes, surtout pas de celles inscrites dans les programmes techniques et professionnels. En adoptant comme principale revendication la critique de la marchandisation de l’éducation[1], il s’est dédié à la défense d’une prétendue autonomie de l’institution scolaire par rapport au marché. Le mouvement étudiant a ainsi toujours pris le parti d’une élite intellectuelle à laquelle peu de femmes ont accès, en plus d’ignorer celles pour qui les études sont loin d’être émancipatrices, empêtrées qu’elles sont dans les dettes, le sexisme et le racisme institutionnel, la multiplication des emplois précaires et l’épuisement physique et psychologique.

Les activistes aussi se sont toujours mis au service de cette élite. Composés d’une majorité d’hommes blancs qui défendent l’anonymat bec et ongles lorsque vient le temps de signer un texte ou de mener une action, tandis qu’ils monopolisent les prises de paroles en assemblée générale et en réunion, les activistes sont figés dans les recettes aliénantes du militantisme. Ils valorisent encore la proximité imposée par les longs trajets d’autobus, les camps de formation dans des endroits reculés, question qu’on y passe la fin de semaine, et les occupations fermes, autant d’occasions où nous avons été harcelées, tripotées et agressées par le passé, en plus d’être des façons de faire qui excluent celles qui doivent s’occuper des enfants, ou ne peuvent se permettre de manquer le travail. Ils affirment encore qu’il suffit de tapisser les murs de collants et d’affiches pour organiser une GROSSE manif. Ils sont encore persuadés que le coeur de la gauche étudiante est l’AFESH. Ils mettent de l’avant leurs nombreuses expériences, toutes plus radicales les unes que les autres, et adoptent une attitude désinvolte et divertissante afin de dissimuler leurs intentions et d’écarter nos analyses et notre travail. Ils continuent de penser qu’il n’existe pas de mouvement sans centralisme démocratique ni sans prendre la nation québécoise comme communauté politique de référence. Maintenant que la grève générale illimitée est imminente et que le mouvement se structure autour de la réalité des stagiaires, ils tentent de récupérer le travail des militantes pour reproduire, une fois de plus, une organisation centralisée. Évidemment, tous libertaires qu’ils sont, ils n’admettent pas le glissement autoritaire et antiféministe de leur posture. Ils se disent inquiets, plutôt, de l’informalité de l’organisation et expriment leur crainte que les conditions ne soient pas réunies pour la grève, ou du moins, pour une grève qu’ils jugent digne de celles qui les ont fait rêver dans le passé. C’est donc pour nous montrer la bonne marche à suivre qu’ils viennent marteler leurs positions dans les espaces d’organisation. C’est aussi parce qu’ils sont inquiets qu’ils s’assurent d’occuper des fonctions de pouvoir dans les associations étudiantes, syndicats étudiants et permanences étudiantes, question d’être bien positionnés quand viendra le temps de prendre la parole au nom des stagiaires en grève.

Décidément, nos pratiques et nos discours ne plaisent pas à nos pseudo camarades, tout comme l’image que nous leur renvoyons. Mais nous ne pouvons que dénoncer le machisme, le manque de transparence et la malhonnêteté de leur posture. Nous sommes prêtes à les affronter dans toutes les instances et dans tous les espaces, comme nous l’avons fait dans le passé, et nous n’accepterons pas que notre travail soit méprisé et récupéré. Pas cette fois. Pas encore une fois...

Contrairement à vous, nous nous organisons au grand jour. Nous sommes VISIBLES et cette fois, la grève sera réellement portée par une base organisée. Vous ne nous ferez pas taire en colportant des mensonges et en semant sciemment la confusion. Pendant que vous tentez de détourner le mouvement vers vos propres intérêts, nous poursuivons le travail auprès de nos collègues partout au Québec et ailleurs afin d’organiser la grève des stagiaires. Nous sommes intraitables et irrécupérables. La prochaine grève sera une grève des femmes ou ne sera pas. Tenez vous le pour dit.

Laurie Bissonnette
Sandrine Belley
Sandrine Boisjoli
Marianne Gagnon
Anne-Sophie Hamel
Mathilde Laforge
Camille Marcoux
Amélie Poirier
Raphaëlle Querry
Valérie Simard
Emily Zajko


  1. Lors du congrès de l’ASSÉ en avril 2018, les associations membres ont à nouveau adopté un plan d’action visant à dénoncer la marchandisation de l’éducation plutôt que de participer concrètement à l’organisation des étudiantes et stagiaires vers la grève générale des stages et des cours. Le libellé se lit comme suit:
    Que la campagne annuelle de l’ASSÉ 2018-2019 soit contre la marchandisation de l’éducation dans une optique intersectionnelle, en tant que la marchandisation de l’éducation touche principalement les personnes immigrantes, les personnes racisées, les personnes DOISG, les personnes en situation de handicap ainsi que les femmes;
    Que l’ASSÉ entame une escalade des moyens de pressions pour lutter contre la privatisation progressive du système d’éducation québécois;
    Que l’ASSÉ souligne le lien fort entre les mesures d’austérités des dernières années et la porte laissée toute grande au privé pour s’ingérer financièrement dans l’éducation post-secondaire.
    Que l’ASSÉ ait une approche méfiante vis-à-vis de la formule Trial proposé par le gouvernement concernant les CCTT, qui semble une fois de plus être une formule d’ingérence du privé dans le réseau collégial.
    Que l’ASSÉ rappelle le rôle de l’importance des cégeps dans le cheminement scolaire des étudiantes et étudiants du Québec et se positionne contre toute forme d’attaque à la formation générale.
    Que l’ASSÉ réitère son opposition à toute forme de hausse des frais de scolarité, y compris la modulation de ces derniers, notamment visant les étudiantes étrangère et étudiants étrangers.
    Que l’ASSÉ réitère sa revendication pour la rémunération de tous les stages et appuie la campagne des Comités Unitaires sur le Travail Étudiant (CUTE).
    Que l’ASSÉ reconnaisse, partage et appui le travail fait par les groupes qui revendiquent la reconnaissance des diplômes étrangers et l’accessibilité aux études peu importe le statut, dans l’optique où l’éducation est un droit et non un privilège.
    Que l’ASSÉ dénonce la réification des stéréotypes de genre perpétuée sur le marché du travail menant à une invisibilisation du travail des femmes.
    Que l’ASSÉ souligne l’attaque à une formation critique notamment des dynamiques d’oppression effectuée par la marchandisation de l’éducation.
    Que le slogan de la campagne soit décidé au CoCo du mois de juin.
    Que les suggestions de slogan soient envoyées au Conseil Exécutif d’ici là. ↩︎