[Luttes et solidarité]
Par Mathilde Laforge et Amélie Poirier
La campagne pour la rémunération de l’ensemble des stages et de la reconnaissance des études comme travail s’inscrit dans le cadre plus large des luttes féministes contre le travail gratuit et pour la reconnaissance du travail reproductif[1]. Cette démarche entraîne nécessairement la création de ponts de solidarité avec les luttes menées par d’autres travailleuses qui s’organisent et se mobilisent en réponse à leur exploitation. Car si les étudiant.e.s luttent à partir du lieu de leur principale activité, soit l’école, elles sont loin de s’y limiter.
En effet, réfléchir en termes de travail reproductif permet d’établir des liens avec les différentes formes que peut prendre ce travail, au cours d’une vie ou d’une même journée. Ces liens sont d’autant plus urgents à comprendre dans le contexte actuel de la reconfiguration du rôle de l’État et de la division internationale du travail[2]. Alors que le travail de reproduction peut difficilement se mécaniser ou être délocalisé, il est nécessaire de questionner qui accomplit ce travail, dans quelles conditions et au profit de qui. Historiquement assigné aux femmes, ce sont encore largement elles qui accomplissent ce travail, dans des conditions précaires pour les unes, gratuitement pour les autres, et toujours peu reconnu. Les travailleuses du sexe et les travailleuses migrantes, souvent exclues des luttes féministes et ouvrières, sont des actrices majeures dans la lutte pour la reconnaissance du travail reproductif. Plus encore, leurs analyses permettent d’établir un continuum de l’exploitation des femmes, qu’elles soient mères, travailleuses ou stagiaires.
Corps, sexualité et travail
Dans le sillage de la campagne Wages for Housework au cours des années 1970, les travailleuses du sexe ont mis de l’avant le travail sexuel comme étant une composante du travail domestique accompli par les femmes dans le cadre du mariage. Elles démontrent ainsi que si certaines femmes sont payées en argent pour ce travail, pour la majorité il est effectué gratuitement dans le cadre d’une relation de dépendance économique et sociale, brisant ainsi la séparation entre deux figures stéréotypiques et présumées opposées, soit celle de la mère-épouse et de la prostituée. Elles rendent dès lors visible le fait que la sexualité avec les hommes n’est pas chose naturelle, ni toujours gratuite, désirée ou amoureuse. Elle fait plutôt partie du travail que le système patriarcal extorque aux femmes en soumettant celles-ci à une relation de dépendance envers les hommes qui, ultimement, permet de tirer un maximum de travail gratuit profitable au système capitaliste.
Les travailleuses du sexe partagent aussi les injonctions à la performance de genre avec les emplois associés au service et au care. En effet, les savoirs-faire et savoirs-être des travailleuses du sexe ne leur sont pas exclusifs. Ils sont requis, implicitement ou explicitement, dans toutes sortes d’emplois. Entre le travail de serveuse, celui de mannequin, de préposée aux bénéficiaires et le travail du sexe, par exemple, il n’y a qu’une différence de degré dans l’exigence de plaire, de fournir des soins, d’écouter et d’utiliser son corps comme outil de travail.
Ainsi, que le travail du sexe ne soit pas reconnu comme un travail, allant jusqu’à la criminalisation et stigmatisation des personnes qui l’accomplissent, révèle une véritable hypocrisie et une lourde menace pour l’ensemble des femmes : le travail reproductif auquel elles ont été historiquement assignées se doit d’être accompli gratuitement et dans le silence. Ou encore, qu’elles exercent ces compétences perpétuellement naturalisées dans des emplois, par conséquent, précaires et faiblement rémunérés. C’est donc un véritable paradoxe que nous servent les opposant.e.s à la reconnaissance du travail du sexe en prônant la réinsertion des travailleuses dans l’économie légale puisqu’elle signifie, pour la majorité de ces femmes, une insertion dans d’autres domaines du travail reproductif où l’exploitation de leur travail et de leur corps se poursuit, mais de manière jugée «acceptable ».
Shamer
Va pas t'mettre à m'shamer
parce que j’fais du travail du sexe.
Les sugars babes pis les escortes sont partout dans ton école.
On l’dit juste pas tout haut,
parc’que tsé être pute c'est pas trop glamour ces jours-ci.
Tu me fais travailler 800 heures sans me payer,
pis tu m’dis que d’boire du champagne à 200$ de l'heure c'est l'exploitation.
M'a t’expliquer l’aliénation.
C'est de me demander d'être stagiaire sans devenir folle.
C'est de me demander de performer sans alcool.
Tu dis que tu veux m’aider ?
C’pas compliqué, paye moé quand je travaille dans mon stage,
à moins que tu veuilles une pipe,
criss d'hypocrite.Auteure anonyme
Une armée de réserve pour le travail reproductif
À l’heure où les politiques anti-prostitution sont largement justifiées par la lutte contre la traite, où les femmes migrantes et travailleuses du sexe (migrantes ou non) sont systématiquement représentées comme victimes, cette posture vis-à-vis de la réinsertion des travailleuses du sexe est particulièrement pernicieuse. Elle s’inscrit de plain-pied dans le fémonationalisme[3]. Celui-ci est marqué par des discours racistes et sexistes distincts concernant les femmes et les hommes migrant.es; paternalistes envers les premières et hostiles envers les seconds[4]. Ce phénomène s’explique en partie par le rôle économique particulier attribué aux femmes migrantes dans le contexte actuel du vieillissement massif de la population dans les pays du Nord, des coupures dans les services publics et de la persistance de la division sexiste et raciste du travail. Ce rôle consiste à accomplir, à moindre coût, le travail de reproduction sur lequel repose les économies des pays du Nord, et dont la demande ne fait qu’augmenter[5]. Le nombre important de femmes racisées et de femmes migrantes dans les programmes d’études associés aux domaines du care - qui incluent tous des stages non rémunérés - surtout dans les techniques au cégep, témoigne de la place intégrante qu’elles occupent dans les sphères du bien-être, de l’éducation et des soins.
Ainsi, les politiques répressives à l’égard des travailleuses du sexes et les politiques qui encouragent la migration des femmes pour accomplir le travail reproductif sont en fait complémentaires et « on peut même analyser dans le maintien de la précarisation des travailleuses du sexe leur constitution institutionnalisée en une armée de réserve des travailleuses domestiques[6] ». Autrement dit, la menace d’expulsion qui guette les travailleuses du sexe migrantes renforcent leur assignation au travail reproductif mais seulement là où elles sont requises, c’est-à-dire dans les foyers privés, les garderies, les hôpitaux, maintenant du même coup les salaires de ces emplois à la baisse. Par ailleurs, puisque les femmes migrantes se retrouvent de façon importante dans des formations comportant des stages non-rémunérés, il est possible qu’elles se tournent, comme plusieurs autres étudiantes[7], vers le travail du sexe pour couvrir les frais du quotidien.
Les conditions d’un travail non reconnu
La négation du travail reproductif en tant que travail, qui s’accompagne de conditions précaires, d’une dévaluation et invisibilisation du travail ainsi qu’une prédisposition aux violences psychologiques et sexuelles, sont les dénominateurs communs du travail accompli par les femmes, qu’elles soient stagiaires, travailleuses du sexe et travailleuses migrantes. En réponse à l’extorsion de leur travail et aux violences, des milliers de femmes s’organisent afin d’exiger reconnaissance, salaire et conditions dignes de leur travail.
Les travailleuses du sexe luttent depuis plusieurs décennies contre la criminalisation de leur travail. Elles affirment que ce n’est pas le travail en soi qui est problématique - refusant ainsi le statut de victime qu’on leur accole - mais bien les conditions dans lesquelles il est effectué. Ces conditions sont imputables aux politiques prohibitionnistes puisqu’elles poussent les travailleuses à la clandestinité et augmentent leur vulnérabilité. La criminalisation des clients, par exemple, obligent les travailleuses du sexe à se déplacer vers des endroits moins sécuritaires, à négocier moins longuement leurs tarifs et à accepter des pratiques dangereuses pour leur santé afin d’éviter d’être repérées par la police. Il n’est donc pas surprenant de constater qu’avec l’affaiblissement du rapport de force des travailleuses du sexe vis-à-vis des clients, elles sont davantage stigmatisées, violentées et tuées dans la pratique de leur travail[8]. La récente adoption de la loi FOSTA-SESTA aux États-Unis, qui interdit les espaces sur le web utilisés pour le commerce sexuel, est une autre attaque directe dénoncée par les travailleuses du sexe[9]puisqu’elle les prive d’outils qui leur permettent de travailler hors de la rue, facilitent leur recherche de clients et aident à se protéger des potentiels mauvais clients.
La lutte menée par les travailleuses domestiques migrantes au Canada converge dans le même sens que celle des travailleuses du sexe : que l’on reconnaisse leur travail en vue de bénéficier des mêmes droits et protections que les autres travailleuses et travailleurs. Si l’obligation de résidence chez l’employeur a été retirée du Programme des aides familiaux, leur statut de travailleuse temporaire, avec un permis de travail restreint à un seul employeur, les maintient dans une situation particulièrement vulnérable. Au Québec, en théorie, la Loi sur les normes de travail leur garantit certains droits. En pratique toutefois, cette loi est difficile à faire respecter considérant le lieu de travail, la résidence privée de l’employeur, mais surtout parce que leur statut précaire réduit leurs possibilités de négocier. Contre les abus que cette situation entraîne, les travailleuses domestiques migrantes exigent ainsi la résidence permanente dès leur arrivée, à l’instar des personnes qui migrent via le Programme des travailleurs qualifiés, puisqu’elles effectuent, elles aussi, un travail qualifié et essentiel[10].
Une lutte commune pour la reconnaissance du travail reproductif
Exiger la reconnaissance du travail reproductif vise non seulement l’amélioration des conditions matérielles immédiates des travailleuses, mais elle ouvre aussi la possibilité de s’organiser contre l’exploitation de ce travail, contre le contrôle du corps, de la sexualité et des déplacements des femmes.
Cette perspective permet de mettre un terme aux divisions et aux hiérarchies entre les luttes des femmes et des travailleuses, fournissant plutôt un levier puissant à celles-ci, solidaires, dans la lutte pour la reconnaissance de leur travail, qu’elles soient ménagères, salariées ou non, travailleuses migrantes, travailleuses du sexe et stagiaires.
Pour en savoir plus…
Sur la division internationale du travail : Silvia Federici, 1999, Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail, disponible en ligne.
Sur les luttes des travailleuses du sexe : Maria Nengeh Mensah, Claire Thiboutot et Louise Toupin, 2011, Luttes XXX. Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, Les éditions du remue-ménage.
Morgane Merteuil, 2014, Le travail du sexe contre le travail, disponible en ligne.
Sur le fémonationalisme : Sara Farris, 2012, Les fondements politico-économiques du fémonationalisme, disponible en ligne.
Le travail reproductif consiste à l’ensemble du travail nécessaire à l’entretien et au renouvellement de la force de travail: tâches domestiques, soins aux enfants et aux aînés, répondre aux besoins émotionnels, physiques et sexuels de la personne salariée. ↩︎
La définition conventionnelle de la division internationale du travail se rapporte au déplacement de la production industrielle des pays du Nord vers les pays du Sud, où les salaires et protections des travailleuses et des travailleurs sont moindres. Plusieurs féministes ont cependant démontré l’importance du travail exporté des pays du Sud vers les pays du Nord, notamment celui du travail de reproduction des femmes. ↩︎
Concept défini par Sara Farris comme « la mobilisation contemporaine des idées féministes par les partis nationalistes et les gouvernements néolibéraux sous la bannière de la guerre contre le patriarcat supposé de l’Islam en particulier, et des migrants du Tiers monde en général ». ↩︎
Les femmes non-occidentales sont perçues comme des victimes passives qui doivent être «sauvées» du joug de leur homologues masculins, à leur tour perçus comme dangereux et vecteurs de pratiques culturelles et religieuses misogynes. Voir les écrits pionniers de Gayatri Chakravorty Spivak: Can the Subaltern Speak ? et de Chandra Talpade Mohanty : Under Western Eyes. ↩︎
Au Québec par exemple, on apprenait récemment qu’entre 2006 et 2017, c’est dans les domaines des soins et de l’assistance sociale que la plus forte hausse d’emploi - 50 100 nouveaux emplois - est enregistrée parmi les personnes migrantes : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1110615/quebec-croissance-emploi-personnes-immigrantes-statistiques. Ces emplois excluent les travailleuses et les travailleurs temporaires et bien évidemment celles et ceux dont le statut d’immigration n’est pas reconnu. ↩︎
Morgane Merteuil, « Le travail du sexe contre le travail », http://revueperiode.net/le-travail-du-sexe-contre-le-travail/ . ↩︎
Selon Stella, organisme montréalais par et pour les travailleuses du sexe, les étudiantes représentent 30% des 6000 femmes qui fréquentent l'organisme : https://www.delitfrancais.com/2014/09/30/etudiants-travailleurs-du-sexe/. ↩︎
En 2017, le STRASS (Syndicat du travail sexuel) a constaté environ deux fois plus de signalements de violences qu’en 2016, année où la France adopte la loi anti-prostitution, instaurant la pénalisation des clients. Une loi similaire a été adoptée au Canada en 2014. https://www.lejdd.fr/societe/penalisation-des-clients-deux-ans-apres-la-loi-prostituees-et-associations-dressent-un-bilan-alarmant-3625217 . ↩︎
‘’On International Whores’ Day, Artists and Sex Workers Rally Against FOSTA-SESTA, Saying Sex Trafficking Law Endangers Lives, Censors Art’’, 2 juin 2018 : http://www.artnews.com/2018/06/02/international-whores-day-artists-sex-workers-rally-fosta-sesta-saying-sex-trafficking-law-endangers-lives-censors-art/ . ↩︎
‘’Migrant caregivers make Mother's Day plea for permanent residency’’, 13 mai 2018 : http://www.cbc.ca/news/canada/toronto/migrant-caregivers-permanent-residency-1.4661382 . ↩︎
La citation dans le titre est tirée du manifeste ‘’ Money for Prostitutes is Money for Black Women’’, publié en 1977 par des militantes de Wages for Housework à Brooklyn: http://www.liesjournal.net/volume1-14-prostitution.html
Cet article a été publié dans le numéro de l'automne 2018 du CUTE Magazine. Pour te tenir informé.e sur la lutte pour la pleine reconnaissance du travail étudiant, pour en discuter ou pour y contribuer, tu peux nous contacter via la page CUTE Campagne sur le travail étudiant.